La CFTC et le rôle du SGEN

Il faut souligner la particularité du Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN), mis en place en novembre 1937 avec une dizaine de personnes, et son rôle historique comme vecteur de Reconstruction dans la CFTC et comme force menant à la CFDT.

C’est en effet le SGEN qui pousse à ce que le Congrès de 1946 de la CFTC aille dans le sens d’une interdiction pour des mandatés syndicaux de disposer de mandats politiques.

Mais, surtout, le SGEN est né comme structure refusant un alignement religieux. Les membres du SGEN appréciaient la CGT, mais restaient dans l’anticommunisme et par conséquent se sont tournés vers la CFTC. Par contre, les statuts soulignaient dès le départ que c’est la démarche de la CFTC qui était soutenue, et que par contre le SGEN n’assurait aucune référence religieuse.

Voici ce que disait la carte d’adhésion au SGEN dès ses débuts :

« Le Syndicat déclare s’inspirer dans son action professionnelle : déclare s’inspirer dans son action Profession.

– de l’engagement qu’ont pris ses membres, en entrant dans un service statutairement laïque et neutre de faire abstraction, dans leur enseignement, de toute doctrine d’autorité et préférence de parti pour former seulement les jeunes esprits à l’usage de la raison et de la liberté ;

– de l’attachement de ses membres à l’Ecole publique, du sentiment de son unité, de la conscience de son rôle social ;

– de la tradition universitaire oui refuse de faire dépendre le recrutement et l’avancement des maîtres de l’adhésion à une quelconque doctrine d’Etat ;

– de la conviction que l’Enseignement Public contribue à former de futurs citoyens non pas en leur imposant une doctrine mais en suscitant dans la jeunesse des forces qui se mettront librement au service du bien public.

Conscient de la solidarité de ses membres avec les autres fonctionnaires et l’ensemble des salariés, solidarité qui demande une liaison permanente avec des organisations usant des mêmes méthodes,

le Syndicat se déclare solidaire de la Fédération Française des Syndicats Professionnels de Fonctionnaires et de la Confédération Franoaise des Travailleurs Chrétiens. »

Plus concrètement, il était impossible pour la CFTC de s’implanter dans l’Éducation nationale en raison de son alignement sur l’Église catholique. L’opposition à la religion était bien trop fort. La rencontre du SGEN fondé par l’agrégé de lettres Guy Raynaud de Lage et la CFTC était donc entièrement pragmatique.

Le SGEN avait besoin d’un syndicat confédéral où se placer et la CFTC profitait d’une section dont les professions – instituteurs et professeurs – étaient grandement hostiles à la religion.

Ce rapport de double nature du SGEN avec la CFTC – intégré mais laïc – est essentiel à connaître, dans la mesure où c’est le SGEN qui va être le plus grand vecteur de Reconstruction dans la CFTC.

C’est le SGEN qui le premier, dès la fin de la seconde guerre mondiale, pousse à la déconfessionnalisation de la CFTC. C’est le SGEN qui, en 1955, met en valeur le « socialisme démocratique », pour une motion obtenant 40,8 % des voix au congrès de la CFTC où il est notamment dit que :

« Conscient de l’extrême difficulté qu’éprouvent les salariés français à obtenir une répartition nouvelle, non seulement des revenus mais du pouvoir : problème que ne résoudra pas un néocapitalisme, acceptant la tradition ouvrière française, socialiste non de parti mais de conception économique, constatant que pour le mouvement ouvrier européen, un socialisme démocratique peut seul fournir l’alternative au mythe totalitaire,

le Congrès reconnaît qu’en visant à une planification qui fera de la fonction d’investissement une responsabilité publique, l’action syndicale, dans tous les secteurs, s’attaque au régime capitaliste de l’entreprise. »

C’est le SGEN qui pousse à ce que la CFTC s’assume comme le premier syndicat ; dans sa résolution de Poitiers en 1956, le SGEN explique ouvertement que son objectif est de :

« permettre à la C.F.T.C. de faire face à ses responsabilités de première centrale non communiste de ce pays, par le développement d’un syndicalisme militant, strictement non confessionnel, attaché à une action de transformation sociale et de planification économique dans le respect des valeurs libérales, essentielles à la démocratie, — valeurs dont l’Université a la garde. »

C’est le SGEN qui fournit l’idéologie pour passer d’un existentialisme catholique à un existentialisme « socialiste démocratique », comme ici avec l’explication faite au congrès de 1957 :

« Aux plus traditionnels de nos collègues que nous supposons, par hypothèse, inconditionnellement attachés au libéralisme universitaire, héritage du XIXe siècle, nous n’avons cessé de rappeler que la tâche du XXe siècle, dans sa seconde moitié surtout, était de le maintenir vivant au sein de la transformation sociale et de la planification économique dont la jeunesse intellectuelle sent, depuis la Libération, la nécessité et l’attrait.

Dans l’effort de synthèse dynamique qui fut et demeure le nôtre, faut-il, après les leçons de 1957 (XXe congrès du P. C. soviétique, évolution polonaise, crise hongroise), nous justifier encore d’avoir rappelé aux plus jeunes et aux plus ardents la pérennité nécessaire des valeurs libérales ? »

L’acteur principal du SGEN, c’est Paul Vignaux, qui en fut le dirigeant de 1948 à 1970. L’aspect principal de sa nature est que cet ancien de la Jeunesse ouvrière chrétienne devenu agrégé de philosophique a passé la seconde guerre mondiale aux États-Unis, travaillant pour les institutions universitaires et militaires américaines, en liaison avec le syndicalisme de ce pays.

On a tous les ingrédients pour l’avènement du syndicalisme « moderniste » de la CFDT ensuite, dont Paul Vignaux fut un artisan majeur. La CFTC, pour le SGEN, était à la fois un sas, un outil et un vecteur ; voici comment Paul Vignaux décrit en amont du congrès de 1957 le statut du SGEN par rapport à la CFTC :

« 1) Cette affiliation statutaire n’est rien d’autre qu’une adhésion collective à des méthodes d’action syndicale et de transformation sociale. Elle n’implique aucune adhésion à une doctrine d’Eglise, adhésion qui, aux yeux du syndicat, relève de la seule conscience individuelle des syndiqués.

2) Par ailleurs, la mention de la morale sociale chrétienne à l’article 1er des statuts confédéraux ayant rappelé de quelle inspiration se réclamaient les fondateurs de la C.F.T.C. et peuvent se réclamer ses militants, la suite du même article précise les méthodes d’action syndicale et de transformation sociale qu’acceptent les organisations confédérées ainsi que les valeurs fondamentales à respecter et promouvoir dans leur action — valeurs communes proposées aux incroyants comme aux croyants de diverses confessions.

3) Seules ces méthodes et ces valeurs jointes à celles définies dans l’article 2 des statuts du S.G.E.N.. constituent la norme suprême de décisions syndicales ; aucune autre ne peut être introduite, dans les délibérations syndicales, même en invoquant la mention de la morale sociale chrétienne dans les statuts confédéraux.

A tous ceux qui lui apportent son adhésion, le S.G.E.N. se présente ainsi comme une organisation véritablement laïque dont l’indépendance garantit le respect de toutes les consciences.

Il appartient aux responsables syndicaux de s’opposer à l’introduction, dans les débats intérieurs à l’organisation, de toute considération qui altérerait cette laïcité et compromettrait cette indépendance. »

Finalement, on peut pratiquement dire qu’après que le SGEN ait rejoint la CFTC, c’est finalement la CFTC qui a rejoint le SGEN et est devenu alors CFDT.

La déclaration du SGEN pour son vingtième anniversaire, en 1957, anticipe entièrement la CFDT dans sa nature :

« Le Congrès.

à l’occasion du XXe anniversaire du Syndicat Général de l’Education Nationale affilié à la C.F.T.C.

proclame la fidélité de l’organisation à ses buts fondamentaux
— de syndicat universitaire,
— de syndicat général,
— de syndicat confédéré,
buts énoncés dans ses statuts et précisés par ses Congrès :

– participer à l’édification d’un service public de l’Education Nationale et de la Recherche Scientifique qui réponde au droit du citoyen et au devoir de l’Etat proclamés en 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés, est un devoir de l’Etat » (préambule de la Constitution) ;

– Promouvoir un esprit de laïcité non moins respectueux des croyances que de l’incroyance, afin que l’enseignement public devienne, de plus en plus, par son seul rayonnement, un lieu de rencontre fraternelle des Français, maîtres et élèves, de toutes origines et de toutes orientations ;

– Maintenir la tradition universitaire de culture désintéressée tout en équipant l’Université française pour les tâches nationales que lui imposent les nécessités techniques et les besoins civiques d’un grand pays moderne ;

– Défendre, dans cette perspective, et avec la préoccupation de l’unité du service public, les intérêts individuels et collectifs de son personnel ;

– Par une action collective au sein de la première confédération non communiste du pays, susciter une alliance des travailleurs manuels et intellectuels dans un climat de démocratie antitotalitaire hors duquel il n’y a ni autonomie du mouvement ouvrier, ni liberté de pensée ;

– Maintenir et promouvoir les valeurs libérales qu’incarne l’Université au sein des transformations qu’appellent, dans la société française, la justice sociale et le développement de l’économie : redistribution équitable du revenu par la Sécurité Sociale, les prestations familiales, l’abolition des privilèges fiscaux instaurés au détriment des salariés ;

– planification démocratique de l’économie qui exclue l’abandon de la fonction d’investissement à des pouvoirs anonymes et irresponsables et en soumette l’exercice à un contrôle effectif de travailleurs, afin d’assurer en particulier l’équipement matériel et humain du service public de l’Education Nationale et de la Recherche Scientifique. »

Cette importance du SGEN, avec Paul Vignaux ayant passé la seconde guerre mondiale aux États-Unis, se retrouve à Reconstruction, dont Paul Vignaux fut évidemment un cadre majeur.

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