La chute du gouvernement de Camille Chautemps

À la fin de l’année 1937, l’économie ne s’est guère relevée et c’est en catastrophe que le gouvernement obtient un vote favorable en faveur du budget de l’année suivante, le 31 décembre 1937.

C’est alors la fuite en avant, dans un climat social est cependant pesant, terriblement pesant. Le départ de Léon Blum n’a nullement aidé à ralentir la reprise des conflits sociaux, avec grèves et occupations, et une vraie tension. Les travailleurs sont crispés et les frictions avec les non-grévistes sont nombreuses, parfois violentes.

Camille Chautemps publie en ce sens une déclaration révélatrice, même si la recrudescence quantitative des grèves ne change en rien la dimension toujours plus sombre, tourmentée des grèves.

« Au cours des dernières semaines, les conflits du travail ont repris avec une intensité qu’ils n’avaient pas connue depuis longtemps.

La situation spéciale qu’ils créent est dangereuse pour la prospérité et la sécurité de la France, il est impossible qu’elle se prolonge. Le gouvernement ne saurait l’admettre.

Les organisations syndicales, patronales et ouvrières s’en rejettent mutuellement la responsabilité.
« Refus de respecter les arbitrages et les libertés syndicales », dit-on d’un côté. « Agitation systématique et violation des lois » dil-on de l’autre. « Ce qui est en tout cas certain, c’est qu’il faut absolument obtenir le rétablissement de la paix sociale ».

Après le redressement financier, le gouvernement entend travailler au redressement économique et à l’ordre social. Il adresse un appel aux représentants des patrons comme à ceux des ouvriers pour qu’ils acceptent de se rencontrer à nouveau sous son égide, qu’ils concluent de nouveaux accords et qu’ils prennent l’engagement formel de les respecter désormais.

Le gouvernement donnera au code de paix sociale ainsi établi la sanction de la loi en le soumettant à l’approbation du Parlement.

Il faudra ensuite que tous les citoyens, quelles que soient l’idéologie ou la classe sociale dont ils se réclament, s’inclinent devant la souveraineté de la loi. Pour aboutir à ce résultat nécessaire, le gouvernement n’hésitera pas à engager toute sa responsabilité. »

Et Camille Chautemps de prendre une posture très agressive lors de la rentrée de l’Assemblée nationale après les fêtes de fin d’année :

« Avant les vacances, la situation financière ne laissait aucune inquiétude. Or, depuis quelques jours, une tension grave se manifeste sur le marché des changes. D’autres causes sont entrées en jeu : la recrudescence des agitations sociales. Je n’admets pas la révolte des services publics contre le Nation. »

Tous les députés applaudissent sauf les communistes et une partie des socialistes, et Camille Chautemps de continuer :

« Si certains hommes persistaient à troubler la paix civile dont le pays a besoin par des menées mystérieuses, la force de la loi s’abattrait sur eux.

Il est manifeste que nous sommes en présence d’une maladie morale de l’opinion. C’est l’absence de foi dans les destinées de la Patrie qui est à la base de tous les malaises.

Je ne peux continuer à gouverner si je n’ai pas le sentiment d’être en accord avec ceux auxquels je dois mon existence. Je demande une loyauté réciproque. C’est devant le pays que je pose la question de confiance. »

Albert Sérol, le président du groupe socialiste, fut estomaqué et répondit de la manière suivante :

« Nous comprenons votre émotion devant les manœuvres spéculatives, mais nous ne comprenons pas bien ce que vous attendez de nous. Jamais nous ne vous avons refusé notre concours.
Nous sommes même prêts à nous imposer quelques disciplines supplémentaires. Mais quoi de plus ? Vous ne pouvez pas nous demander l’asservissement ? »

Le député communiste Arthur Ramette vint épauler la réaction socialiste, en rappelant que le Front populaire devait rehausser les salaires des fonctionnaires et des ouvriers, fournir une retraite aux personnes âgées, accorder des allocations familiales aux agriculteurs, faire passer les postiers aux 40 heures, faire en sorte que les chômeurs aient droit à une meilleure allocation. Et il conclut en disant :

« Nous votons encore pour le Cabinet, mais c’est bien seulement pour ne pas briser le Rassemblement populaire. »

Il faut avoir en tête qu’Arthur Ramette a parlé en étant sûr de son droit ; c’est un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix et de cent kilos, un ancien boxeur et il parle au nom du Parti Communiste Français. Camille Chautemps lui répond alors tout doucement, mais d’une manière telle que c’est considéré comme le moment-clef mettant un terme au Front populaire :

« J’ai quelques mots à dire.

C’est le moment où je fais appel à l’entente et à la discipline de tous que M. Ramette choisit pour la philippique [discours enflammé et amer contre quelqu’un, le terme venant de la Grèce antique, lorsque l’athénien Démosthène dénonça le roi de Macédoine Philippe II, qui effectivement soumis Athènes et Sparte, c’est le père d’d’Alexandre le Grand] que vous venez d’entendre.

C’est le moment où je signale la gravité de la situation monétaire qu’il choisit pour réclamer l’exécution d’un programme qui engagerait des sommes énormes.

M. Ramette est parfaitement en droit de réclamer sa liberté. Je la lui rends bien volontiers. »

C’est la stupeur et la panique. Le désordre est total, et dans la panique, les socialistes décident de retirer leurs ministres. Camille Chautemps démissionne alors dans la foulée, le 14 janvier 1938.

Dans ce contexte, le président de la République Albert Lebrun propose à Georges Bonnet de former un nouveau gouvernement, avec comme principe de se débarrasser des communistes et de se tourner vers la droite modérée.

Le Parti socialiste-SFIO refuse le principe et Albert Lebrun refuse la demande de Georges Bonnet de le nommer et de provoquer des élections dans la foulée.

Léon Blum tente alors de former un nouveau gouvernement, en s’appuyant sur le radical Édouard Herriot, plusieurs fois déjà président du Conseil, pour ouvrir depuis le Parti Communiste Français jusqu’à des radicaux de droite, tel Paul Reynaud. Le refus de ce dernier met toutefois un terme à la tentative et Léon Blum dira à ce sujet :

« J’ai essayé de mettre sur pied une combinaison que j’avais qualifiée d’audacieuse. Il faut croire qu’elle l’était, car elle n’a pas réussi. Je juge inutile de m’obstiner plus longtemps. »

Camille Chautemps, démissionnaire, redevient alors le président du Conseil, le 18 janvier 1938. Cette fois, les 26 ministres sont tous des radicaux : les socialistes refusent, en effet, de le suivre et de participer au gouvernement.

Pour autant, et c’est le paradoxe apparent alors, Camille Chautemps maintient la fiction d’être dans la continuité du Front populaire. Il affirme ainsi :

« Le Rassemblement populaire est sorti de l’instinct du peuple de France pour la conservation d’un régime qui semblait menacé. Il est un fait populaire qui dépasse de beaucoup le simple accord des groupes. C’est pourquoi je demeure fidèle à un programme qui répond aux aspirations du pays. »

C’est clairement ridicule. Et pourtant, tant le Parti Communiste Français que le Parti socialiste-SFIO vont non seulement être d’accord, mais maintenir la ligne d’un Front populaire aux commandes de la France, d’un Front populaire ayant réussi à maintenir son unité.

Comment cela a-t-il été possible ? Pour une raison très simple : Camille Chautemps, s’il représente le capitalisme, combat pour une version modernisée. S’il combat les communistes et la CGT, il est pour des rapports hyperactifs, ce qu’il appelle la « collaboration de classe » en mars 1938, lors d’un débat au Sénat.

Il cite alors la Suède comme modèle, pays où on ne retrouve pas :

« comme chez nous, la résistance obstinée d’une fraction de la bourgeoisie qui est aveugle et vieillie. »

C’est la base de la dynamique des radicaux alors. La demande des pleins pouvoirs afin de mettre en place « un assainissement financier et économique » va par contre trop loin, et Camille Chautemps démissionne le 10 mars 1938, voyant que les socialistes et les communistes n’allaient pas le suivre jusque-là.

La tentative des radicaux de gouverner seuls n’aura duré que quelques semaines. Léon Blum, qui vient pourtant de perdre sa femme Thérèse, tente alors de revenir au premier plan, avec l’accord du président Albert Lebrun.

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