La détresse : le déficit nutritionnel des chasseurs-cueilleurs

L’expérience hallucinée a été valorisée par l’humanité des chasseurs-cueilleurs, comme fétiche de son propre vécu. La raison en est que les êtres humains commençaient alors à se différencier sur le plan personnel, et que l’expérience physique-psychique extrême était le marqueur le plus absolu de cette personnalisation.

Il faut bien comprendre le processus immensément long où la dialectique entre l’être humain et la Nature n’a pas fait que modifier la Nature : elle a modifié l’être humain et cela obéit à la loi du développement inégal.

L’être humain sortant de l’animalité a dû se faire une place et en se faisant une place il s’est forgé.

En se forgeant, il profitait d’une situation nouvelle, mais en même temps il était toujours dans un rapport contradictoire entre ce qu’il avait été et ce qu’il devenait.

Cérémonie de la Kirikoraha visant à se concilier les faveurs de la déesse de la chasse Kande Yaka chez les Veddas sur l’île de Ceylan, au début du 20e siècle, (wikipedia)

Tendanciellement, c’est l’amélioration qui primait, parce que l’humanité parvenait à trouver des voies non naturelles, dans la tendance à l’agriculture et à la domestication des animaux, pour satisfaire ses besoins et les élargir.

Mais sur le plan physique et psychique, la précarité était immense et cette situation est la base pour l’émergence d’hallucinations, qui ont été à la base des religions de type animistes. On parle ici des religions souvent qualifiées de « naturelles », celles portées par les populations dites « primitives ».

L’exemple le plus connu comme cliché d’une peuplade animiste-primitive est la tribu amazonienne vivant de manière totalement isolée jusqu’à aujourd’hui (et qui est par ailleurs un fruit du développement inégal d’une humanité qui, dans sa quasi-totalité, a continué d’avancer).

On a tendance, de manière idéalisée, à considérer cette tribu amazonienne comme vivant en équilibre avec la Nature. C’est strictement inexact. La tribu amazonienne n’est déjà plus en accord avec la Nature, elle n’est déjà plus animale. Les chasseurs cueilleurs existent déjà en contradiction avec la Nature, ne serait-ce à leurs débuts que de manière relative, dans la nuance, dans la différence avec une condition de vie purement animale.

Un habitat aborigène en Australie à la fin du 19e siècle

Il suffit de regarder la question nutritionnelle pour le comprendre.

La question nutritionnelle est centrale dans la question des états de conscience altérée, des hallucinations que l’humanité a connues, il faut voir quelle a été l’alimentation et la situation physiologique des chasseurs cueilleurs et des êtres humains dans le cadre du mode de production esclavagiste.

Dans les deux cas, il faut voir que le processus n’est pas figé mais qu’il y a élévation des forces productives, amélioration nutritionnelle et que les situations peuvent massivement diverger selon les environnements, les périodes, les moments dans l’année.

De fait, un être humain a besoin d’une certaine quantité d’aliments possédant certaines qualités.

La vitamine C est notamment un élément bien connu ; absolument nécessaire, cette vitamine exige principalement des fruits, ou bien certains légumes, dans tous les cas frais. Or, il est difficile pour les chasseurs cueilleurs, qui vivent littéralement au jour le jour, de profiter de ces fruits et de ces légumes, en particulier en automne et en hiver. Il faut être en mesure de les stocker, de savoir quoi stocker et comment, ce qui nécessite tout un apprentissage historique.

Et en l’absence de vitamine C, c’est l’épuisement. Il y a là quelque chose de fondamental, de par l’importance régulière de la vitamine C ; il faut la trouver tel quel et cela rend cette question incontournable.

Shoshones en Amérique du Nord, fin du 19e siècle

Pour la dimension quantitative, il faut se tourner vers le gras. Historiquement, il est pratiquement certain que les chasseurs cueilleurs se sont tournés tout d’abord vers la pêche, afin de se procurer du gras, coûte que coûte.

Pourquoi cela ? On sait que les glucides (le sucre) servent de carburant énergétique aux muscles. Toutefois, on parle là d’une dimension qualitative.

Pour la dimension quantitative, pour les efforts prolongés, c’est surtout dans les tissus adipeux (les tissus graisseux) que l’énergie est prélevée (en étant transformée au passage en sucre).

Dans une société humaine développée sur le plan des forces productives, on peut éviter d’avoir du gras dans son corps (bien qu’il en reste toujours de grandes quantités), car la nourriture ne risque pas de manquer. Dans le cadre d’une vie au quotidien particulièrement rude, avec la bataille permanente pour l’obtention de nourriture, le gras est fondamental.

C’est tellement vrai que par exemple jusqu’à la fin du 19e siècle en Europe, les corps gras sont assimilés à la bonne santé. C’est un marqueur historique du parcours de l’humanité.

Sandrine Costamagno et Camille Daujeard, universitaire pour le CNRS à l’Université de Toulouse et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, constatent ainsi avec justesse au sujet du régime dit « paléolithique » des chasseurs – cueilleurs que :

« Entre des chasseurs vivant des contextes glaciaires dont l’alimentation est fondée presque exclusivement sur des ressources d’origine animale, des populations de forêts luxuriantes où les fruits abondent ou encore des groupes établis dans les savanes africaines ou le bush australien, connus pour leur richesse en tubercules, rien de comparable dans les habitudes alimentaires, si ce n’est un goût insatiable pour le gras.

En effet, le registre archéologique montre que, quel que soit la période ou la zone géographique considérée, cette substance est la ressource alimentaire la plus activement recherchée et appréciée par les chasseurs-cueilleurs paléolithiques : un régime diététique de fait aux antipodes du régime paléo ! »

On a ici la dialectique entre le court terme et le moyen terme, entre l’humanité au quotidien et l’humanité cherchant à prolonger son existence sur le long terme. Les glucides doivent être trouvés au quotidien, cela peut être malaisé ou impossible, par exemple durant les saisons automnales et hivernales.

Il faut donc disposer de moyens de tenir, avec les acides gras qui sont très denses, le double des glucides (les sucres). Avec l’agriculture, il devient possible de produire largement ses propres acides gras en raison d’un apport massif de glucides qui sont transformés en graisse par l’organisme. Pour les chasseurs cueilleurs, ce n’est pas possible à grande échelle puisque les glucides sont le plus souvent directement métabolisés en raison de la pénurie.

Ce n’est pas tout. Le gras sert de support à certaines vitamines : les vitamines A, D et E, qui sont des vitamines « liposolubles », c’est-à-dire qu’elles se stockent dans les graisses. Cela signifie deux  choses : d’une part qu’on les trouve en mangeant des corps gras, d’autres part qu’il faut de la graisse dans son organisme pour les stocker et les métaboliser. La carence en ces vitamines pose de nombreux problèmes.

La carence en vitamine A affecte la vue, de la diminution de la vision nocturne à la cécité. C’est une carence courante à notre époque dans les populations les plus marginalisées. Par exemple, d’après les autorités canadiennes, le tiers des adolescents réfugiés du Népal et jusqu’aux deux tiers des enfants réfugiés africains, sont carencés à ce niveau.

La vitamine D est indispensable pour maintenir un taux de calcium suffisant dans les os, indispensable à la contraction musculaire efficace et à la transmission nerveuse. Elle est aussi impliquée dans la régulation hormonale et l’activité du système immunitaire.

La carence en vitamine E provoque la fragilité de globules rouges et une dégénérescence des neurones, en particulier des axones périphériques et des neurones de la colonne postérieure. Les troubles neurologiques causés par cette carence sont très connus, cette carence étant de nos jours encore très fréquente dans les couches à la marge du capitalisme.

Par ailleurs, outre le problème du stockage de la vitamine E dans les tissus adipeux, il y a bien sur le problème de l’apport en vitamine E, qui se trouve essentiellement dans les fruits oléagineux, les noix, ou encore les poissons. Les hommes préhistoriques trouvaient probablement très peu de vitamine E dans la graisse animale, et devaient en rechercher beaucoup.

Enfin, les lipides (le gras) forment la structure de toutes les membranes cellulaires de l’organisme, et ils sont présents et indispensables pour quasiment l’ensemble des fonctions vitales de l’organisme.

Ils sont indispensables notamment pour le système hormonal, qui conditionne directement et puissamment l’équilibre mental des individus, ainsi que leur efficacité intellectuelle. Le cerveau lui-même est d’ailleurs essentiellement constitué de graisses.

Il faut donc dire que les chasseurs cueilleurs étaient dans une solution terriblement difficile. Les fruits oléagineux (gras) sont rares, la graisse essentiellement, voire exclusivement, d’origine animale, est fastidieuse à obtenir, puisqu’il faut recueillir les tissus adipeux (gras) de la moelle osseuse des proies, pour peu de résultat quantitativement.

Sandrine Costamagno et Camille Daujeard, universitaire pour le CNRS, à l’Université de Toulouse et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, constatent ainsi que :

« Contrairement au prélèvement de la moelle qui ne nécessite pas de technique élaborée – seul un percuteur et une enclume sont nécessaires pour fracturer les ossements et en recueillir la moelle -, l’extraction de la graisse contenue dans les tissus osseux requiert la mise en place de procédés techniques laborieux et relativement complexe, bien décrit par les ethnologues qui travaillent dans les régions circumpolaires.

Cette pratique qui, en l’absence de récipient pouvant être directement exposé aux flammes au Paléolithique, nécessitait de plonger les fragments osseux dans de l’eau bouillante, requerrait probablement l’utilisation de galets chauffés. »

Il faut donc considérer que, forcément, les chasseurs cueilleurs connaissaient des hallucinations. C’est la contradiction entre un cerveau en développement et la capacité inégale à satisfaire ses exigences nutritionnelles.

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