Il y a un aspect important dans le passage du chamanisme au monothéisme, c’est qu’il y a un passage de la quantité à la qualité.
Dans la première phase, les êtres humains sont hallucinés en masse. Puis vient la négation de ces hallucinations de masse par l’instauration d’un clergé chamanique vivant les hallucinations de manière « pure » et plus avancée.
Puis vient la négation de la négation, comme eurent dit Karl Marx et Friedrich Engels, avec le monothéisme supprimant le chamanisme. Mais cela implique alors un « rétablissement » de l’hallucination dans sa suppression.
Et effectivement, il y a un paradoxe toujours constaté, mais jamais expliqué. Les religions sont des formes extrêmement rigoureuses sur le plan intellectuel, avec une codification particulièrement marquée de leurs rites. On y trouve une attention systématique dans l’élaboration d’un système fermé de références, de codes, de valeurs, etc.
Or, les fondateurs des religions sont toujours des illuminés, dont le mode d’expression est purement oral et se déroule à l’écart de tout processus de formalisation. Que ce soit Moïse, Jésus, Mahomet, Bouddha, Zoroastre, Chaitanya, etc., tous agissent de manière apparemment désordonnée, avec une image maniaco-dépressive, se revendiquant d’avoir été placé sous le signe de l’inspiration divine.
Tous commencent leur vie spirituelle à l’écart de la société de leur époque, pour établir une religion qui devient ensuite l’ossature spirituelle de cette société. Il y a là un puissant paradoxe, une contradiction.
Cette dialectique de l’illuminé socialement isolé forgeant une religion socialement absolutiste est un aspect d’un phénomène historique dont le second aspect est l’affirmation du monothéisme.
Les religions fondées par les illuminés isolés vont en effet immanquablement dans le sens du monothéisme.
Même les cas à part vont en ce sens : Zoroastre fait de Ahura Mazda le Dieu suprême, les variantes du bouddhisme forgeront un panthéon divin hiérarchisé et de toutes façons l’univers a une dimension spirituelle absolue.
Les historiens bourgeois se contentent d’analyser cette réalité en disant que, dans une société païenne où plusieurs dieux se côtoyaient plus ou moins en concurrence, un illuminé a réussi, par inspiration divine réelle ou charisme personnel, à « inventer » une nouvelle religion surpassant toutes les autres.
C’est là bien entendu un raccourci fondamental, faisant mine de constater un phénomène dont le caractère de loi historique semble net, et pourtant apparemment inexplicable.
Il est pourtant bien constaté que, après une première phase marquée par la ferveur, les religions monothéistes procèdent à la liquidation de toute démarche d’illumination, afin de se formaliser au maximum, de rationaliser socialement sa propre autorité.
Plus une religion monothéiste est en place, plus elle s’éloigne de l’illumination, qu’elle combat même avec une grande ferveur, pour ne pas dire un fanatisme plus acharné.
L’illumination est alors simplement conservée symboliquement pour des figures passées, ou bien valorisées de manière ultra-spécifique pour des figures particulières définies comme saintes et dans tous les cas en séparation radicale avec les masses.
Les tentatives de rétablissement de l’illumination au sein des monothéismes sont systématiquement écrasées, comme dans le catholicisme romain avec la mystique rhénane des 13e-14e siècles, le jansénisme français au 17e siècle, etc., ou bien subjuguées, comme au sein de l’Islam sunnite avec les confréries soufies.
Dans tous les cas, la situation historique ne permettait de toutes façons plus des hallucinations vécues en masse. Et pour cette raison, le statut du prophète fondateur du monothéisme se devait d’obtenir un caractère de plus en plus sacré, comme clef de voûte du « sceau » de la révélation.
Autrement dit, les prophètes fondateurs se voient toujours plus présentés comme étant totalement en rupture avec leur époque. En réalité, ce ne fut justement pas le cas. Si les masses ont compris le prophète fondateur, c’est parce que leur propre vécu les y ramenait, et que c’était même valable à une échelle de plusieurs générations.
On passe des hallucinations de masse au fétichisme des hallucinations avec le chamanisme, puis au monothéisme universalisant l’hallucination pour permettre individuellement de s’y tourner. Le monothéisme est, dans sa substance, une nécessité explicative pour donner une « origine » au monde, un outil des classes dominantes pour unifier et socialiser, mais également une formalisation de la croyance hallucinée en l’au-delà, avec un bien et un mal se confrontant.
L’illumination des prophètes fondateurs consiste ainsi en réalité, sur le plan du développement historique, en ce que Karl Marx aurait appelé la négation de la négation.
L’illumination des prophètes n’intervient pas en opposition à un monde sans illuminations, bien que ce soit le discours des religions a posteriori.
L’illumination des prophètes apparaît comme l’illumination suprême, l’illumination des illuminations et ainsi comme l’illumination contre les illuminations.
Les illuminations sont une négation spirituelle du monde matériel ; l’illumination donnant naissance au monothéisme est la négation matérielle de la négation spirituelle, en affirmant le caractère universel de la négation spirituelle aux dépens du caractère particulier de la négation spirituelle.
L’illumination du prophète fondateur n’est pas la première illumination, mais bien la dernière. C’est la dernière projection d’une humanité se débarrassant de l’hallucination due à une physiologie carencée, et cette illumination prend une dimension universelle.
C’est pour cette raison que le monothéisme peut apparaître dans des sociétés relativement différentes sur le plan du développement. Il n’est pas lié en soi à tel ou tel moment du mode de production esclavagiste ou du mode de production féodal.
Il est lié au niveau des forces productives concernant la vie quotidienne des êtres humains et ici tout se joue dans le rapport dialectique entre l’agriculture et la domestication des animaux.
Voilà la raison pour laquelle le chamanisme a reculé davantage dans certaines zones de la planète que d’autres. Les foyers agricoles étaient les matrices de ce rapport, se liant avec les populations nomades gérant les troupeaux de mammifères domestiqués.
En Orient par exemple, mais cela est vrai ailleurs encore, les communautés agricoles ont commencé à s’organiser dès 10 000 avant notre ère, systématisant le patriarcat à mesure que les capacités de maîtrise de la production sociale agricole se développait, et avec elle, une nouvelle vision du monde, attentive à stocker l’information et les ressources.
L’invention de l’écriture, littéraire et numéraire, à permis de franchir ici un cap déterminant sur ce plan : les premières mesures systématisées du temps, de l’espace et la classification des éléments de l’environnement humain ont permis de développer un riche lexique, enrichissant le langage et permettant de développer l’abstraction : de là, les substances alimentaires et leurs propriétés se sont vues nommées définitivement et classées en pharmacopées, le temps traduit dans des calendriers, et l’espace dans des cartes.
L’empire inca, par exemple, avait rejeté l’écriture ; les Mayas et les Aztèques disposaient de l’écriture, ils avaient une connaissance approfondie des calendriers, mais les forces productives trop faibles les firent tourner en rond aux portes du patriarcat systématisant l’agriculture et la domestication des animaux.
Il faut bien comprendre ici que l’humanité est en transformation. Le développement des capacités d’abstraction a permis de pouvoir traduire par le langage et la mise en symbole, l’hallucination en spiritualité, et de produire une vision du monde à proprement parler.
Les capacités humaines cognitives, transformées sans retour par ce lent travail d’accumulation quantitative, ont été alors mûres pour le développement d’un nouveau rapport religieux, tendant progressivement, mais implacablement, au monothéisme.
Cependant, ce processus était aussi fondamentalement différencié, fragile notamment au début et cela sur toute une longue période. Et il pouvait être confronté à tout moment à des remises en cause, soit par une catastrophe naturelle, ou une crise sociale interne, soit par une invasion d’un peuple externe, plus arriéré dans le chamanisme. On en voit même encore l’exemple avec toutes les difficultés de la conversion des populations turco-mongoles à l’islam à partir du XIe siècle.
Il faut voir donc ce processus de passage du fétichisme des hallucinations dans le chamanisme au monothéisme, comme se développant de manière différenciée et spiralaire sur des siècles et des siècles, mais avec des étapes marquantes.
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