Pourquoi Aristote s’attarde-t-il très longuement sur la description des cinq sens, sans plus jamais parler de l’âme tout au long de ses explications ?
La raison tient à l’affirmation suivante :
« L’acte du sensible et celui du sens est le même et unique, bien que leur essence ne soit pas la même.
Je prends l’exemple du son en acte et de l’ouïe en acte : peut-être le sujet doué de l’ouïe n’entend-il pas actuellement, comme l’objet sonore peut ne pas émettre de son.
Mais quand passe à l’acte l’être capable d’entendre et que résonne l’objet sonore, alors l’ouïe en acte et le son en acte se produisent simultanément : on dira qu’il y a d’une part audition, de l’autre résonance. »
Cette notion de simultanéité est essentielle. Elle implique que l’assimilation du réel par la sensibilité relève d’un seul et même mouvement. On ne ressent qu’au moment où un phénomène implique une sensation – pas avant, pas après.
Aristote dit ainsi :
« Puisque l’acte du sens et celui du sensible ne font qu’un, tout en différant par l’essence, il y aura nécessairement disparition ou persistance simultanée de l’ouïe et du son pris en ce sens, – donc aussi de la saveur et du goût, et ainsi de suite. »
On a ici une reconnaissance du réel : le sensible correspond à une action dans le réel. Ce n’est pas une « image » apportée et décalée par rapport au réel et la preuve de cela se lit par l’adéquation existant entre l’un et l’autre. Sans celle-ci, alors la sensibilité est perturbée, ce qui montre bien leur caractère à la fois distinct et unifié.
De manière dialectique, Aristote note que :
« Si donc l’harmonie est une sorte de voix, que la voix et l’ouïe soient, en un sens, une seule chose et qu’en un autre sens elles ne soient pas chose une ou identique, si, enfin, l’harmonie est une proportion, il est nécessaire que l’ouïe à son tour constitue une certaine proportion.
C’est bien pourquoi toute impression excessive, l’aigu comme le grave, abolit le sens de l’ouïe ; de même, l’excès dans les saveurs détruit le goût ; dans les couleurs, la vue est abolie par l’excès du brillant ou du sombre, et pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère – tout cela suppose que le sens est une sorte de proportion.
Par suite, les qualités sensibles causent du plaisir lorsque, d’abord pures et sans mélange, elles sont amenées à une certaine proportion – tels l’aigu, le doux, le salé ; de fait, elles causent alors du plaisir.
D’une manière générale, d’ailleurs, le mixte réalise mieux une harmonie que l’aigu ou le grave, et, pour le toucher, ce qui peut être échauffé ou refroidi.
Or, le sens, c’est la proportion ; quant aux impressions excessives, elles causent douleur ou destruction.
Chaque sens s’exerce donc sur le sensible qui est son objet propre, réside dans l’organe sensoriel comme tel et juge des différences du sensible qu’il a pour objet : pour le blanc et le noir, ce sens est la vue ; pour le doux et l’amer, le goût. De même en va-t-il pour les autres sens. »
La conséquence est alors inévitable : puisqu’on est en mesure de juger les nuances, les différences, alors cela ne provient pas de la capacité à ressentir, qui est elle directe. Il y a une distinction entre la considération et le ressenti immédiat – et ce dernier est toujours vrai.
Aristote considère que :
« Que sensation et intelligence ne soient pas identiques, la chose est claire : l’une, en effet, appartient à tous les animaux, l’autre à un petit nombre d’entre eux.
Mais la pensée non plus – qui comprend la pensée droite et la pensée erronée, la pensée droite étant prudence, science et opinion vraie, la pensée erronée leurs contraires – , la pensée ne s’identifie pas non plus à la sensation ; car la sensation des sensibles propres est toujours vraie et appartient à tous les animaux, tandis que la pensée peut aussi bien être fausse et n’est donnée à aucun être qui ne possède aussi la raison. »
Ainsi, de manière matérialiste, Aristote reconnaît la sensation, elle est toujours vraie. Par contre, la pensée peut être fausse. Reste à expliquer ce qu’elle est, ainsi que l’intelligence.