Il est intéressant de voir la contradiction suivante : José Enrique Rodó prône le renouvellement permanent de l’idéal, tout en détestant absolument l’agitation propre à la société des États-Unis.
Mais cette détestation exprime, en même temps, des impressions très fortes, une stupéfaction.
C’est que José Enrique Rodó formule une conception propre aux élites parasitaires criollos qui s’imaginent agir comme une bourgeoisie.
Il explique qu’il faut produire par en haut, de manière artificielle, la vie spirituelle du peuple, un peuple qu’il faut renforcer tout en développant toujours mieux la capacité à le gouverner.
Mais tout cela doit se mettre en place alors que se déroule déjà aux États-Unis un phénomène qui laisse tout le monde sans voix : le capitalisme s’exprimant librement, sans entraves, systématisant l’esprit d’entreprise, l’accumulation du capital.

Il y a aux États-Unis une dynamique industrielle, commerciale, bancaire… qui sidère littéralement. José Enrique Rodó retranscrit cette émotion avec un lyrisme profond, allant jusqu’à l’emploi de la fameuse lampe d’Aladin comme image pour présenter la capacité quasi-merveilleuse du capitalisme américain à produire la modernité.
« Adeptes persévérants de ce culte de l’énergie individuelle qui fait de chaque homme l’architecte de sa destinée, ils ont modelé leur sociabilité sur un groupe imaginaire de Robinson qui, après avoir grossièrement fortifié leur personnalité dans la pratique de l’entraide, composeront les filaments d’une chaîne très solide.
Sans sacrifier cette conception souveraine de l’individu, ils ont su simultanément faire de l’esprit d’association l’instrument le plus admirable de leur grandeur et de leur empire ; et ils ont obtenu de la somme des forces humaines, subordonnées aux fins de la recherche, de la philanthropie et de l’industrie, des résultats d’autant plus merveilleux qu’ils sont obtenus avec la plus absolue intégrité de l’autonomie personnelle.
Il y a en eux un instinct de curiosité éveillée et insatiable, un appétit impatient pour toute lumière ; et professant leur amour pour l’éducation du peuple avec l’obsession d’une monomanie glorieuse et féconde, ils ont fait de l’école la pierre angulaire la plus sûre de leur prospérité, et de l’âme de l’enfant la chose la plus précieuse et la plus soignée parmi les choses légères.
Leur culture, qui est loin d’être raffinée ou spirituelle, a une efficacité admirable toutes les fois qu’elle est pratiquement orientée vers la réalisation d’un but immédiat.
Ils n’ont pas incorporé aux acquisitions de la science une seule loi générale, un seul principe ; mais ils en ont fait un magicien par les merveilles de ses applications, ils l’ont magnifié dans le domaine de l’utilité, et ils ont donné au monde, dans la chaudière à vapeur et la dynamo électrique, des milliards d’esclaves invisibles qui, pour servir l’Aladin humain, multiplient par cent la puissance de la lampe merveilleuse. »
Il va de soi, en même temps, qu’une figure romantique réactionnaire, à prétention élitiste, comme José Enrique Rodó ne saurait apprécier en soi le capitalisme américain.
De plus, les criollos ne sont pas des capitalistes ; ils peuvent l’être, mais seulement à partir de leur base féodale, dans une sorte de prolongement commercial ou bien capitaliste monopoliste.
Ce n’est donc pas le travail ni le capital qui captent l’attention d’Ariel.
C’est la puissance des États-Unis qui fascine José Enrique Rodó, et mieux encore, leur « volonté de puissance » pour reprendre le concept élaboré par le philosophe allemand Nietzsche.
« Leur grandeur titanesque s’impose ainsi même aux plus prudents, en raison de l’énorme disproportion de leur caractère ou de la violence récente de leur histoire.
Et pour ma part, vous voyez que, bien que je ne les aime pas, je les admire.
Je les admire, d’abord et avant tout, pour leur formidable capacité de volonté, et je m’incline devant « l’école de la volonté et du travail » qu’ils ont instituée, comme le disait [l’homme de lettres français spécialiste de littérature anglaise] Philarète-Chasles de leurs ancêtres nationaux [= les Britanniques]. »
Cette fascination s’accompagne bien entendu d’une grande peur, car il est apparent que la « volonté de puissance » américaine ne connaît pas de limites.
Le style de vie américain est présenté comme produisant une volonté de domination et de propagation digne de celui de l’empire romain.
« À mesure que le brillant utilitarisme de cette civilisation prend des caractéristiques plus définies, plus franches et plus étroites, l’ivresse de ses enfants s’accroît avec l’ivresse de la prospérité matérielle, et l’impatience de ses enfants à le propager et à lui attribuer la prédestination d’un magistère romain s’accroît.
Aujourd’hui, ils aspirent manifestement à la primauté de la culture universelle, à la direction des idées, et ils se considèrent comme les forgeurs d’un type de civilisation qui prévaudra. »
José Enrique Rodó bascule alors dans un anticapitalisme romantique forcenée ; il oppose aux États-Unis qui sont somme toute « Washington + Edison » la figure raciste délirante de « l’aryen européen » qui lui serait vraiment créateur !
« Il serait vain de tenter de les convaincre que, si leur contribution au progrès de la liberté et de l’utilité a été indéniablement substantielle, et même s’il convient de lui attribuer à juste titre la portée d’une réalisation universelle et humaine, elle est insuffisante pour déplacer l’axe du monde vers la nouvelle Capitale.
Il serait vain de tenter de les convaincre que l’œuvre accomplie par le génie persévérant de l’Aryen européen depuis que, il y a trois mille ans, les rives de la Méditerranée civilisatrice et glorieuse ont joyeusement revêtu la couronne des cités helléniques, et que l’œuvre qui continue d’être accomplie, et dont les traditions et les enseignements nous guident, est une somme qui ne peut être comparée à la formule Washington plus Edison.
Ils aspireraient à réviser la Genèse pour occuper cette première page. »
Comme on le voit, et c’est fondamental, l’idéologie latino-américaine prétend représenter le meilleur du monde, car elle représenterait réellement l’Europe dans une tradition depuis la Grèce antique !
Une Grèce antique qui, selon José Enrique Rodó, est la source de l’art, de la philosophie, de la libre pensée, de la curiosité d’investigation, « toutes ces inspirations divines ».
Naturellement, aucun latino-américain ne mettant en avant l’Amérique latine aujourd’hui le ferait au nom de la Grèce antique.
Pourtant, c’est bien présent dans la matrice de l’Amérique latine comme idéologie. Et cela ressort de toute manière dans une attraction régulière avec le national-socialisme comme support à l’affirmation de l’idéologie latino-américaine.
Cette dernière valorise le principe de « communauté organique », sur la base de la « civilisation » hispano-américaine.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)