Le Moyen-Âge se caractérise par la toute puissance des propriétaires terriens, qui disposent du monopole militaire, investissent la puissance publique et exploitent des masses paysannes en tant que serfs, alors que certaines poches de progrès marquent l’établissement d’artisans et de commerçants qui organisent les premiers bourgs, les premières villes.
Mais, dans tous les cas, le centre de gravité de la production reste local et il en va de même pour la consommation, qui connaît toutefois une diversité plus marquée.
Les artisans, au XVIIIe siècle sont parfois valorisés : tels les médecins, chirurgiens, apothicaires c’est-à-dire pharmaciens, imprimeurs, libraires, orfèvres… Ou bien ils sont respectés pour leur rôle dans l’alimentation : boulangers, cuisiniers, marchands de vins, bouchers, charcutiers, pâtissiers… souvent d’ailleurs très encadré sur le plan réglementaire et fiscal.
Ils fournissent des biens nécessaires : quincailliers, boutonniers, cartiers, bonnetiers, pelletiers… Ou bien jouent un rôle incontournable, tels les cordonniers, les tapissiers… Ou bien ils relèvent d’une pratique directement manuelle, tels les ouvriers agricoles, les drapiers, les savetiers, les ouvriers du bâtiment…
Leurs rôles et statuts sont ainsi très variables dans le cadre d’une société produisant l’essentiel des biens de manière locale, dans une grande complexité des formes.
Les artisans des biens courants, tels ceux de l’alimentation ou bien encore la cordonnerie, réussissent à maintenir un niveau de vie correct ou bon, tout comme imprimeurs et libraires, les chirurgiens, les apothicaires, les merciers, les drapiers, les orfèvres, qui profitent de la consommation des couches supérieures de la société.
Mais ceux du bâtiment, de l’ameublement, du vêtement, se retrouvent par contre face à un manque de capacité de consommation de la part de la population. Et on parle de toutes façons de gens tenant boutique ou gérant un petit atelier, vivant dans une pièce avec leur famille, plaçant les compagnons dans une autre.
Ainsi, les commerçants et artisans ne relèvent pas d’échanges qui soient très larges ; ils fonctionnent en cercles fermés. Aussi se mirent-ils à former des corporations de métier, pour s’insérer au mieux dans l’appareil féodal et ses circuits.
Cette tendance était inévitable de toute façon puisque les premiers commerçants et artisans étaient déjà assujettis aux forces féodales locales, soit parce qu’ils étaient d’anciens serfs, soit parce que de toutes façons aucune activité ne pouvait échapper à la primauté des seigneurs ni dans le cadre local, ni dans le commerce à plus large horizon, même si à cette échelle, les opportunités d’émancipation relative pouvaient exister sur le plan économique.
On appelait les commerçants et artisans engagés dans les rapports du féodalisme compagnons, valets, sergents, etc… Dans les situations les plus développées ils sont intégrés dans un dispositif de « métiers » avec des statuts et des règlements écrits, appuyés sur la religion et la piété collective, base des corporations qui vont se développer toujours plus.
Ces corporations vont, de par la nature féodale de la situation, prendre un tournant autoritaire-patriarcal ; à la transmission initiale du savoir-faire va succéder un contrôle par les « maîtres », qui favorisent leurs propres enfants masculins et utilisent les « compagnons » en formation plusieurs années comme une main d’œuvre à exploiter.
Les compagnons n’ont, au fur et à mesure, plus de possibilité de devenir eux-mêmes des maîtres : les droits pour le devenir sont trop onéreux, le « chef d’œuvre » à réaliser coûte pareillement trop cher à réaliser, sans compter que l’évaluation est faite par des maîtres favorisant leurs enfants.
Alors, les compagnons deviennent une main d’œuvre exploitée par les maîtres. Karl Marx et Friedrich Engels soulignent cette contradiction entre les maîtres artisans et compagnons dans le second point du Manifeste du Parti Communiste.
« Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour est l’histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, — en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui chaque fois s’est achevée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit.
Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples.
C’est, dans l’ancienne Rome, les patriciens, les chevaliers, la plèbe, les esclaves ; au moyen-âge, les seigneurs, les vassaux, les maîtres artisans, les compagnons, les serfs, et presque chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »
La contradiction entre les maîtres artisans et les compagnons est fondamentale. Les maîtres artisans exploitent les compagnons, qui en retour s’organisent en confréries clandestines. Pour y adhérer, on passe par un rite d’initiation, avec le devoir de masquer son appartenance.
Ces « compagnonnages » clandestins, malgré la répression prirent toujours plus de poids aux XVIIe et XVIIIe siècles ; en 1729, il y a déjà 29 professions dont les compagnons sont organisés (les blanchers-chamoiseurs, les bourreliers, les chapeliers, les charpentiers, les charrons, les cloutiers, les cordiers, les couteliers, les couvreurs, les doleurs, les ferblantiers, les fondeurs, les forgerons, les maréchaux-ferrants, les menuisiers, les plâtriers, les poêliers, les chaudronniers, les selliers, les serruriers, les tailleurs de pierre, les tanneurs, les corroyeurs, les teinturiers, les toiliers, les tondeurs de drap, les tourneurs, les vanniers, les vitriers).
La démarche est celle d’un certain communisme élémentaire, puisque les compagnons logent ensemble dans une auberge tenue par un « Père » étant un ancien compagnon lui-même, accompagné d’une « Mère ». Les repas se prennent ensemble, une chambre commune contient des archives, il y a une entraide générale allant jusqu’à placer les compagnons ou les assister en cas de maladie, dans le respect d’articles parfaitement codifiés.
Les compagnonnages sont parfois puissants, pouvant empêcher des maîtres d’avoir des compagnons, voire bloquer tous ceux d’une ville comme celle de Dijon en 1768, en raison de la suppression d’un verre de vin fourni à chaque repas.
Ils n’hésitent pas à utiliser la manière forte et forment un aspect turbulent inquiétant les services de police, d’autant plus qu’ils organisent des révoltes revendicatives, portant notamment sur la durée de la journée de travail et les salaires, allant jusqu’aux grèves.
Ces initiatives sont cependant toujours à la fois localisées et portées par un seul compagnonnage propre à un seul métier. La tendance est celle au corporatisme, comme en témoignent les compagnons papetiers qui tendaient largement à empêcher l’accès au compagnonnage les jeunes dont le père ne relevait pas de ce métier.
Pire encore, il existait des affrontements parfois meurtriers entre compagnonnages concurrents. On n’est pas étonné ainsi de la tendance au rejet des machines, qui suppriment des emplois et sont présentés comme incapables de bon travail, ainsi qu’au nationalisme, comme avec les revendications de l’abrogation du traité de commerce avec l’Angleterre.
De plus, certains secteurs échappent totalement à tout ce processus, alors qu’ils pourraient irriguer de conscience sociale la collectivité, en raison de leur haut niveau d’organisation. Les mineurs n’ont ainsi aucune organisation permanente du type compagnonnage, malgré leur nombre ; cependant, ils sont à part : les Compagnies les employant, en raison du besoin d’un personnel qualifié, fournissent des pensions aux victimes des accidents, établissent des maisons ouvrières, mettent en place des retraites.
Et il y a bien entendu la répression systématique, brutale et sans compromis aucun de la part des patrons, des municipalités et de l’État central. Un élément essentiel ici est l’équivalent du futur livret ouvrier obligatoire, dont les premiers éléments sont mis en place dans la seconde partie du XVIIIe siècle.
C’est que la noblesse est l’ossature même du régime et ne tolère pas d’opposition, tout en étant elle-même à la fois en grande partie renouvelée et qui plus est divisée.