La grève des dockers est la troisième grande grève historique de la séquence 1947-1948-1949 ; au sens strict, on déborde sur 1950.
Cette grève fut, en effet, davantage une longue bataille qu’une grève unique ; elle mêle beaucoup de types d’actions, pour une période allant du 2 novembre 1949 au 18 avril 1950.
Sont touchés les ports de Toulon, Lorient, Rouen, La Rochelle, Casablanca, Brest, Saint-Nazaire, Nice, La Rochelle-La Pallice, Bordeaux, Cherbourg, Caen, Le Havre, Sète, Port-de-Bouc, Port-Saint-Louis, Port Vendre et surtout Marseille, où le mouvement va durer une vingtaine de semaines en continu.
Voici La chanson des dockers, qui reflète bien l’état d’esprit d’alors, même si elle date de 1951. Elle a été écrite par Maurice Morelly (secrétaire national du syndicat des artistes de variétés CGT de 1946 à 1961) sur la musique de sa fille Chantal Sullivan.
« Sur tous les quais de tous les ports de France,
Entendez-vous ces dockers, ces grutiers,
Dire aux bateaux, aux armées en partance
Nous voulons travailler pour la paixPlus de canons, plus d’obus pour la guerre
Paix au Vietnam : renvoyez nos garçons,
Rendez leurs fils aux malheureuses mères,
Envoyez donc les va-t-en guerre en prison.C’est la chanson des dockers,
C’est la chanson de tous les hommes libres,
C’est la chanson des dockers :
Qui revendiquent partout le droit de vivre!C’est la chanson des dockers
Qui sert d’exemple à tous les prolétaires
Pour dire partout :
Comptez sur nous
les dockers sont vos frères !Dans toutes les rues de toutes les villes de France.
Dans chaque village, les bourgs et les hameaux,
Du nord de Seine aux bords de la Durance,
Dans les usines, les champs et les bureaux,
Les combattants d’une paix qu’on opprime,
Tant qu’il est chaud, sauront battre le fer.
Et nous vaincrons les profiteurs du crime.
L’âme enflammée par le chant des dockers.C’est la chanson des dockers :
Elle combat pour la paix à l’avant-garde.
C’est la chanson des dockers :
Aux massacreurs elle dit : « prenez garde »
C’est la chanson des Français
Qui sert d’exemple à tous les prolétaires,
Pour dire partout au monde entier
Comptez-sur-nous les Français sont vos frères ! »
Le mouvement des dockers est un grand test. La grève de la fin de l’année 1947 n’avait pas été un succès, en raison d’un comité national entravant les Fédérations de la CGT qui auraient pu impulser de nouvelles dynamiques.
La grève des mineurs de la fin de l’année 1948 avait terminé en désastre en raison de la préparation de l’État et de l’incapacité communiste à ce que la grève dépasse un horizon corporatiste.
Cette fois, le Parti Communiste Français se veut prêt, et il entend mener une « grève politique de masse ».
Maurice Thorez avait popularisé le concept dans les années 30 sous l’impulsion de l’Internationale Communiste et il revient désormais, mis en avant comme une sorte de recette miracle.
Sauf que sa conception est artificielle, étrangère à ce que ce concept représentait du point de vue social-démocrate (et bolchevik en Russie).
On a avec la grève des dockers une grève classique, sauf qu’elle se voit ajouter des éléments politiques. C’est un assemblage artificiel, où tout est mêlé, ajouté, au lieu de former une synthèse historique propre à une situation.
De manière très intéressante par contre, tant la bourgeoisie que le Parti Communiste Français à partir de 1953 va considérer que le mouvement des dockers a été une grève politique de masse et qu’il faut passer tout cela sous silence autant que possible.
On l’aura compris, c’est comme la grève des mineurs de 1948 : on était pas loin d’une vraie grève politique de masse, d’un bond dans la guerre populaire. Et on a eu quelque chose mi-figue mi-raisin et tout s’est effondré.
Le contexte est le suivant. Le mouvement de libération nationale vietnamien était en pleine progression et la France coloniale eut à doubler, en un peu plus de deux ans, ses troupes sur place. On en est ainsi à 167 000 hommes en janvier 1950.
Cela demande une immense intendance. Or, les ports de Marseille, Oran et Dunkerque se caractérisent par une immense force de la CGT et du Parti Communiste Français.
À l’été 1949, les un peu plus de 2000 dockers d’Oran soutiennent le Congrès pour la paix, ainsi que la libération du Vietnam, et refusent de charger les navires de matériel militaire. Le mouvement fait tache d’huile en Provence, à Port-de-Bouc.

La répression est systématiquement brutale et consiste toujours en l’envoi de forces numériques très supérieures, ce qui se passait déjà couramment à Dunkerque, où cela faisait deux ans déjà que les incidents se multipliaient.
La tension devient alors une constante et le mouvement combine grève complète (comme le 7 novembre 1949), grève de quelques heures, refus de débarquer, refus d’embarquer, accrochages avec la police, affrontements avec la police, sabotages, etc.
Les revendications sont doubles, dans l’idée d’une « grève politique de masse » dans la version du Parti Communiste Français. On a ainsi d’un côté la demande d’une prime exceptionnelle de trois mille francs, de l’autre le refus de la « sale guerre » au Vietnam.
On n’a donc pas du tout une grève de masse de portée politique, mais une grève classique et sectorielle où vient se greffer une revendication politique. On peut dire en un sens qu’on en revient à la tradition substitutiste de la CGT « syndicaliste révolutionnaire » d’avant 1914.
C’est d’autant plus traître que les travailleurs les plus avancés croient ouvrir quelque chose de nouveau, et qu’inversement la bourgeoisie voit la menace communiste et s’entraîne toujours plus à faire front contre le Parti Communiste Français.
Parmi les faits marquants, on a l’attaque, le 14 février 1949, menée par 2 000 dockers de Nice contre 200 policiers, avec la mise à la mer dans le port même d’une rampe de missile V2.
On a également cette initiative retentissante alors où, à la gare de Saint-Pierre-des-Corps, les manifestants se couchent sur les voies (la sténodactylo Raymonde Dien prend un an ferme par le tribunal militaire).

Il y a également l’affaire Henri Martin. Celui-ci fut condamné à cinq ans de prison pour propagande anti-guerre à l’arsenal de Toulon.
Le Parti Communiste Français ne cessera de mener une grande campagne de soutien, et on a un bon exemple de répression lorsqu’en 1951 au Salon d’automne, une exposition annuelle de peinture à Paris, la police procéda au décrochage de sept tableaux dont un baptisé Henri Martin.
Il faut ici bien voir l’impact que cela va avoir sur Marseille.
La répression fut terrible, les retraits de cartes professionnelles furent effectués par centaines et la pègre fut appelée à la rescousse. Cela va être le début de l’arrivée massive de l’héroïne à Marseille et la pénétration systématique de la ville par les mafias.
L’appui de la CIA joue ici à plein, tout comme avec les travailleurs de la municipalité marseillaise désormais sous contrôle de la CGT-Force ouvrière.
L’objectif était clairement de briser le Parti Communiste Français. Un autre exemple marquant de l’épisode de la grève des dockers fut l’arrestation des dirigeants locaux du Parti et de la CGT à Brest, à la suite d’une manifestation de 2000 personnes le 16 avril 1950.
La réponse fut une grève générale et une manifestation où la gendarmerie tira, tuant le manœuvre Édouard Mazé, blessant 23 personnes dont 8 grièvement.
On notera les incidents à l’Assemblée nationale, lors de l’étude du projet de loi sur les « attentes à la sécurité extérieure de l’État », où le tumulte est énorme et les députés communistes agressés par la police.
Le député communiste Gérard Duprat avait notamment expliqué ce jour-là que :
« La vérité, c’est que vos maîtres américains deviennent de plus en plus exigeants. Avec l’arrivée d’armes qui s’annonce, ils exigent maintenant plus que jamais que vous matiez les arrières, c’est-à-dire la résistance de notre peuple qui ne veut pas la guerre.
Mater les arrières, vous ne le ferez pas comme vous voudrez. Nous, au contraire, nous saluons avec admiration les dockers de Saint-Nazaire et de la Pallice, qui refusent d’embarquer et de débarquer le matériel de guerre et qui sont ainsi fidèles à la tradition du mouvement ouvrier. »
La loi « scélérate » fut votée par 393 députés contre 186, au bout de quatre jours et trois nuits de débat. En voici le texte.
« LOI n° 50-298 du 11 mars 1950 relative à la répression de certaines atteintes à la sûreté extérieure de l’Etat.
L’Assemblée nationale et le Conseil de la République ont délibéré, L’Assemblée nationale a adopté, Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Article unique. — I. — L’article 76 du code pénal est ainsi complété : « Toutefois, en temps de paix, sera puni de la réclusion tout Français ou étranger qui se sera rendu coupable :
a) De malfaçon volontaire dans la fabrication de matériel de guerre lorsque cette malfaçon ne sera pas de nature à provoquer un accident ;
b) De détérioration ou destruction volontaire de matériel ou fournitures destinés à la défense nationale ou utilisés pour elle ;
c) D’entrave violente à la circulation de ce matériel ;
d) De participation en connaissance de cause à une entreprise de démoralisation de l’armée, ayant pour objet de nuire à la défense nationale.
Est également punie de la réclusion la participation volontaire à une action commise en bande et à force ouverte, ayant eu pour but et pour résultat l’un des crimes prévus aux paragraphes a, b, c du présent article, ainsi que la préparation de ladite action. »
On est là dans la question de la lutte de classe, dans la lutte intransigeante pour le pouvoir, et le Parti Communiste Français est battu. Il aurait dû passer dans le camp de la guerre populaire, faisant de la séquence 1947-1948-1949 la clef historique pour le nouveau chemin.
Mais il était arrivé à cette séquence forcée par la situation internationale, lui-même ne voulait pas cela. Deux affaires retentissantes de l’époque vont le montrer et surtout le révéler à lui-même.
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et les trois grèves historiques : 1947, 1948, 1949