Le fait de ne pas voir une vision du monde n’implique pas de ne pas voir en le capitalisme un « système ». Là est le paradoxe des guérillas urbaines occidentales. D’un côté, elles se définissent de manière « mouvementiste », se revendiquant comme existant par des actions, qui sont des programmes ou plutôt des contre-programmes.
Elles récusent d’avoir une conception dogmatique, une vision du monde entièrement cohérente.
Pourtant, en même temps, elles considèrent que leur existence même repose sur un système. Ce système consiste en l’illégalité et l’action contre le cœur de l’État, afin de désarticuler celui-ci et de recomposer le prolétariat dans une guerre de longue durée.
Ce système ne se veut pas idéologique, mais forme un « patrimoine » qui définit, de différentes manières, chaque guérilla urbaine.
Or, ce n’est pas cohérent, car on a alors un système totalement fermé, purement opératoire, coupé finalement de toute consistance idéologique.
Cela revient à un « wargame », avec d’un côté l’État et le capitalisme cherchant à maintenir leurs positions, de l’autre un noyau communiste cherchant à conquérir des positions (c’est-à-dire recomposer le prolétariat).
Il n’y a alors que deux possibilités.
Soit les guérillas urbaines ont découvertes une nouvelle exigence, celle de concevoir de manière « informatique » le mode de production capitaliste, ainsi que le processus révolutionnaire. Ce faisant, elles ont raté que c’est la révolution qui forme le système, pas la contre-révolution, puisque le nouveau chasse forcément l’ancien.
Soit leur approche relève du fantasme.
Cette seconde interprétation a été contemporaine des guérillas urbaines d’Europe occidentale. Des groupes pratiquant l’illégalité et la lutte armée (au sens d’une technique utile, dans un sens pragmatique) reprochèrent aux « guérilleristes » d’avoir une lecture « mouvementiste », de se croire dans un wargame.
Cette critique est notamment exprimée en Espagne dans le document « Deux lignes » de la Commune Karl Marx des militants emprisonnés du PCE(r) et des GRAPO, qui en 1987 résume les reproches faits aux « mouvementistes ». Le document eut un écho important alors.
« Deux lignes » reproche somme toute aux guérillas urbaines « mouvementistes » d’être un « contre-programme » :
« Les « anti-impérialistes » n’ont pas de programme politique communiste, que toute leur tactique repose sur l’activité « anti-impérialiste », anti-USA, anti- OTAN (…).
Il est clair que, derrière des concepts comme la « prolétarisation militante », « l’aliénation et l’embourgeoisement des ouvriers », les « processus à la base », etc. se cache une dénaturation du marxisme (…).
Ils affirment que l’élément subjectif est l’élément essentiel et l’élément « décisif pour la lutte dans les centres impérialistes », les centres impérialistes « ne produisant spontanément – à partir des contradictions objectives et des conditions existantes… – aucune condition révolutionnaire mais seulement destruction et pourriture ».
C’est une grave erreur subjectiviste, propre au volontarisme, que d’affirmer et de maintenir ces positions car, pour que triomphe la révolution, certaines conditions révolutionnaires doivent exister et ce sont, en premier lieu, des conditions objectives (…).Le courant « anti-impérialiste » centre fondamentalement sa lutte autour de la préparation et l’exécution d’actions armées de toutes sortes contre les installations et les intérêts de l’Alliance Atlantique et de l’OTAN.
Ces actions sont menées dans le cadre de ce qu’ils appellent «la stratégie contre leur stratégie» et «l’unité» supranationale des organisations de guérilla révolutionnaire – une interprétation fausse de l’internationalisme. »
La seconde tendance des Brigades Rouges, en 1984, fait le même reproche : il ne saurait y avoir de « contre-programme ». Leur position aboutira à leur exclusion (on parle ici de la majorité des cadres mais cependant de la minorité de la base des Brigades Rouges d’alors).
« L’application de la théorie de Mao Zedong d’une « guerre populaire prolongée » à la réalité sociale et historique dans les pays impérialistes amène selon nous inévitablement à une distorsion profonde du léninisme, jusqu’à atteindre son noyau dur.
Cela est de fait facile à montrer et notre historique l’a montré en toute clarté : même si l’on essaie le plus possible d’être de sincères marxistes-léninistes, autant qu’on veuille éviter les schématisations, si l’on veut appliquer cette théorie dans les pays du capitalisme moderne, on en arrive de manière forcée à une optique non-léniniste concernant le rapport conscience – spontanéité et la mise en pratique de la lutte politico-économique.
On en arrive à sous-estimer le rôle éducateur et politique du parti révolutionnaire et on le transforme, d’un sujet conscient de la lutte pour le pouvoir, en un simple organisateur d’une disponibilité révolutionnaire des masses considérée comme certaine (…).
S’il est juste que la lutte armée modifie le rapport de forces entre les classes, elle ne réalise cela que dans le sens communiste, parce qu’elle contribue à élever la conscience et l’organisation révolutionnaire.
Autrement considéré, le problème n’aurait que deux autres solutions et les deux ne sont pas marxistes :
1. la lutte armée modifie le rapport de force, parce qu’il améliore les conditions de vie des masses : « interprétation réformiste » ;
2. la lutte armée modifie le rapport de force, parce qu’il renforce le pouvoir des masses : cette interprétation, dans un pays comme l’Italie, où avant la conquête du pouvoir politique le vrai seul pouvoir aux mains des masses consiste en leur conscience et leur organisation révolutionnaire, sous-tend de manière inévitable à la pensée d’un « pouvoir croissant, un contre-pouvoir », un « système de pouvoir », qui n’a ici aucune base concrète à part dans le paradis hospitalier des idéologies dont nous cherchons – péniblement – à nous sortir (…).
Si, cependant, la « contre-révolution préventive » (qui n’est rien d’autre que l’expression concrète de la conscience relative, que la bourgeoisie et sa force politique organisée, l’État, ont de la lutte des classes et de ses possibles développements) est conçue comme « constante structurelle fixe » de l’action de l’État, et même comme capacité de destruction « la légitimité même de la révolution prolétarienne », et si l’action communiste en soi ouvre la « phase révolutionnaire » et commence une « guerre », qui même s’il se veut particulier a en tout cas la « particularité » de n’exister que dans la volonté subjective des combattants, alors il faut reconnaître que les camarades de la « première » position interprètent le matérialisme d’une manière – comment dire – légère, et se présentent la lutte de classe comme lutte entre des sujets entièrement conscients et l’activité communiste comme étant en mesure de « décider » comme elle l’entend du déroulement de la révolution.
Un peu comme dans les « war games » !
Bref, la vision que nous propose la « première » position sur le processus révolutionnaire est volontariste dans ses motivations, aventurière dans ses conclusions politiques et idéaliste-subjectiviste sur le plan théorique.
C’est justement la critique du subjectivisme qui est le socle pour la vision d’ensemble que la « seconde position » propose quant à notre révolution (…).
En fin de compte, la signification sur le plan du contenu de la polémique « guerre prolongée – insurrection armée » est celle d’un choc entre idéalisme et matérialisme (…).
Il ne devrait pas être difficile de remarquer qu’entre les deux positions il y a constamment une polémique quant à la question absolument importante : la fonction des avant-gardes communistes aujourd’hui est-elle « d’éduquer » les masses, d’élever leur conscience et leur organisation, ou bien est-elle autre ?
Les camarades de la « première » position se débarrassent de la question dans la mesure où ils prétendent que « il n’en va pas du problème de la transmission de la conscience des communistes aux masses dans leur ensemble, mais de la nécessité et la possibilité de l’existence d’une politique révolutionnaire en soi ».
Et pendant qu’ils présentent leurs réflexions, ils résument souvent nos positions comme ridicules, les définissant comme « dépassées », « dogmatiques », « étrangères aux expériences des Brigades Rouges », etc. »
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La guérilla urbaine témoin de l’irruption de l’informatique