La hacienda

En Amérique, pour la colonisation, tout part des conquistadors, qui viennent d’Espagne, au début du 16e siècle ; ils sont chrétiens et rejettent l’esclavage.

Néanmoins, ils sont d’esprit militariste, car l’Espagne féodale a combattu pendant des siècles l’invasion arabo-musulmane.

Lorsque les conquistadors arrivent à ce qui deviendra le Mexique et le Pérou, ils font face à d’autres hommes en armes.

Dans la zone mexicaine, l’empire aztèque dominait ; ce n’était en fait pas un empire, mais une triple alliance des Mexicas, des Acolhuas et des Tépanèques, pratiquant une domination esclavagiste, exigeant des tributs des zones dominées.

Dans la zone péruvienne, l’empire inca dominait, pareillement comme aboutissement d’affrontements entre des forces esclavagistes, mais de manière bien plus uniforme.

Le maillage des routes de l’empire inca (Manco Capac, wikipédia)

L’empire mexicain s’effondra en 1521, l’empire inca en 1532. Les conquistadors furent totalement victorieux et on pourrait penser qu’ils instaureraient le féodalisme. Cependant, l’Espagne était loin et eux, des hommes en armes, pouvant grosso modo faire ce qu’ils voulaient.

Ils ont donc adopté un mode de vie empruntant beaucoup à l’esclavagisme. Ils ont considéré les femmes comme des objets, ils ont asservi des gens pour les faire travailler au maximum à leur service.

Tout cela fut formalisé par les « encomiendas », lieux où des gens étaient confiés (« encomendados »).

Ces gens confiés sont des indigènes réduits à l’esclavage, devant travailler pour le responsable des encomiendas, choisi par les dirigeants conquistadors Hernán Cortés et Francisco Pizarro.

Encomienda dans le Tucumán en Argentine

On est là dans une appropriation militaire par des hommes en armes qui viennent d’Espagne féodale, mais qui décident d’instaurer un système qui ramène en arrière historiquement. C’est la situation qui provoquait cela : l’Amérique vivait à l’époque de l’esclavagisme avant la colonisation.

Reste que tout cela n’arrangeait pas du tout l’Espagne féodale. Elle considérait que c’est elle qui devait profiter de la situation, pas les conquistadors. Et ces derniers commencèrent même à s’affronter militairement au Pérou, afin de prendre le dessus les uns sur les autres.

Quant au Mexique, les maladies apportées par les Européens décimèrent la population autochtone, qui passa rapidement de 26 millions à 1 million de personnes. Toute perspective esclavagiste de la part des conquistadors devenait impossible à mettre en œuvre.

Un autochtone subissant les mauvais traitements de son encomendero, dans le Codex Tepetlaoztoc.

C’est alors que la monarchie espagnole décida d’instaurer le féodalisme. Elle posa un cadre général du féodalisme, d’une part, elle mit en place des structures féodales pour le soutenir, d’autre part.

La vice-royauté de Nouvelle-Espagne fut fondée en 1535 (avec le Mexique et ce qui deviendra une large partie du sud des futurs États-Unis d’Amérique), la vice-royauté du Pérou en 1542 (avec le Pérou, l’Équateur, la Bolivie et le nord du Chili).

La Capitainerie générale du Guatemala fut fondée en 1542 (avec le Guatemala, le Belize, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica et l’État Mexicain du Chiapas).

De son côté, le Portugal mit en place, en 1530, la vice-royauté du Brésil.

Mais l’Espagne eut du mal à gérer les vice-royautés et procéda à un nouveau découpage.

Cela donna naissance à la vice-royauté de Nouvelle-Grenade en 1717 (avec la Colombie, l’Équateur, le Panama, le Venezuela dont le Guyana et Trinité-et-Tobago), la vice-royauté du Río de la Plata en 1776 (grosso modo l’Argentine, le Chili, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay).

Voilà pour le cadre, où l’autorité de la monarchie espagnole était bien établie. Restait la question des structures féodales. C’est là qu’on trouve les fameuses haciendas.

Elles sont permises par la monarchie espagnole, à partir de 1631, et consistent en l’acquisition de terres, toujours par des Espagnols ou des criollos, c’est-à-dire des Espagnols non métissés nés dans les vice-royautés.

Ces haciendas avaient comme objectif de produire, le mot hacienda venant du verbe hacer, voulant dire « faire ». La hacienda, c’est la production de canne à sucre, de blé, de cacao, de tabac, d’indigo… qui accompagne l’élevage (chevaux, mules, ânes, vaches, chèvres, moutons, cochons).

Jerarquía de una Hacienda, Antonio García Cubas, 1885

Le modèle suit ici ce qui s’est passé en Espagne à la suite de la Reconquista, où la monarchie espagnole a offert des terres à des acteurs militaires de la guerre contre l’invasion arabe, avec comme but de relancer la production économique générale.

Dans les vice-royautés, les haciendas fonctionnent en cercle fermé, même si elles tendent à exporter. Les haciendas sont autosuffisantes, avec une vaste propriété tenue par un propriétaire qui est seul maître en sa demeure.

C’est donc l’arbitraire le plus total. Comme le formule le libéral mexicain Andrés Molina Enríquez au début du 20e siècle :

« Dans les limites d’une hacienda, le maître exerce la domination absolue d’un seigneur féodal. Il ordonne, il crie, il frappe, il punit, il emprisonne, il viole les femmes et parfois même, il tue. »

Les haciendas intègrent une population laborieuse paysanne (les « peones ») qui relève du servage en fin de compte, mais avec une tendance prononcée à l’esclavagisme, qui est contrecarrée par l’existence du pouvoir royal, de l’Église, de la résistance des Indigènes qui forment la base de la paysannerie.

La logique est la suivante : la production agricole est gérée par les paysans eux-mêmes, qui sont littéralement extorqués d’une partie du fruit de leur travail, et qui en même temps doivent acheter à l’hacienda à des prix exorbitants l’alimentation et les vêtements.

Et avec l’endettement de paysans, il y a la production d’esclaves qui travaillent dans des conditions absolument terribles. Les dettes étaient d’ailleurs héréditaires, afin de perpétuer le système.

El Hacendero y su Mayordomo, par Carl Nebel, 1836

La mise en avant de la religion catholique accompagne systématiquement l’existence de la hacienda ; contrairement aux conquistadors et aux encomiendas, il y a une place systématique accordée à l’évangélisation.

Voilà comment le féodalisme a été instauré en Amérique latine. Cependant, on voit bien que c’est un processus artificiel.

La féodalité correspond à une forme parasitaire où des aristocrates pompent les richesses des paysans.

Mais il y a un long processus d’accumulation, de progrès qualitatif dans les campagnes, ce qui au fur et à mesure donne naissance aux villes.

Avec les haciendas, c’est le contraire.

Elles vivaient repliées sur elles-mêmes et leur seule perspective de progrès tenait dans un agrandissement, aux dépens des populations environnantes, voire d’autres haciendas, de villages, de villes.

La féodalité européenne a renforcé les villages et donné naissance aux villes, alors que les haciendas les ont asphyxiées, voire détruites, afin de s’approprier des terres !

C’est une féodalité sans progrès, avec une violence systématique à l’encontre de toute activité qui ne lui est pas directement subordonnée.

Il n’y a aucune marge de manœuvre et la domination se perpétue.

La hacienda de Xcanchakan au Mexique, gravure de Frederick Catherwood, 1843

Au Mexique, au début du 20e siècle, les haciendas sont aux mains de 847 grands propriétaires qui possèdent 97 % des terres.

Au Pérou, à la fin du 20e siècle, 3 % de grands propriétaires possèdent 77 % des terres, alors que la surface agricole a doublé entre 1972 et 1994.

La hacienda est le dispositif colonial historique de l’Amérique latine, c’est un « lieu centralisé », une centrale de commandement multi-tâches.

C’est le féodalisme à la latino-américaine, avec sa spécificité.

Sa spécificité, c’est précisément le souci de commandement, dans une direction multi-tâches.

C’est une logique d’officier militaire dans un milieu civil, avec le souci de diviser les tâches dans l’esprit d’une administration militaire.

->retour au dossier
L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)