A son stade le plus développé, la bourgeoisie assumait que la science était une vision du monde du type total ; il ne s’agissait pas d’une accumulation de connaissances scientifiques. Les deux expressions les plus poussées de cette démarche consista en la philosophie de Hegel d’un côté (avec un lien littéraire du côté de Goethe) et en l’Encyclopédie de Denis Diderot.
En raison de l’arriération de la Russie, des faiblesses historiques de la bourgeoisie, Vladimir Vernadsky intervient avec la même approche, mais avec pratiquement cent années de retard.
La famille de Vladimir Vernadsky relevait d’une sorte de couche bureaucratique présentée comme « aristocratique », mais relevant en fait de l’État tsariste cherchant à englober une population très hétérogène au moyen de tout un appareil à la fois policier, religieux et technique.
Vernadsky s’écrivait par exemple Vernatsky et est peut-être un nom d’origine lituanienne ; l’arrière-grand père de Vladimir Vernadsky portant ce nom avait en tout cas quitté les cosaques « libres » dont il relevait, et qui lui permettait devenir noble, pour s’installer comme prêtre orthodoxe en Ukraine, en étant marié à une cosaque dont la famille était polonaise.
Son fils maintint sa position de noble grâce à son activité de médecin militaire, mais pour cela avait rompu avec son père qui voulait le faire devenir prêtre. Il changea son nom de famille – qui devint ainsi Vernadsky – et se maria à une Korolenko, une famille pareillement « noble » au service du tsar, et dont un membre connu sera l’écrivain V.G. Korolenko.
Ce grand-père de Vladimir Vernadsky était d’esprit libéral ; il appartenait à la franc-maçonnerie et, anecdote intéressante, il reçut la légion d’honneur par Napoléon pour avoir soigné des blessés alors qu’il avait été capturé par les Français, en Suisse, en 1799.
Le père de Vladimir Vernadsky fut quant à lui un libéral particulièrement engagé, étant un des principaux économistes du camp bourgeois ; il diffusait notamment les idées de Henry Charles Carey (1793-1879), l’un des principaux économistes américains et conseiller économique du président Abraham Lincoln.
Sans moyens à l’adolescence en raison du décès de son père, il reçut une aide d’un oncle et fut si brillant comme professeur de russe qu’il fut envoyé faire des études en Europe de l’Ouest, afin de devenir ensuite professeur d’université.
Il fit son parcours dans le domaine de l’économie politique, en Allemagne et en Angleterre, devenant effectivement professeur à Kiev, puis à Moscou, écrivant le premier ouvrage russe sur les statistiques économiques, et se mariant à Maria Shigaeva, une féministe qui fut la première femme économiste de son pays.
Elle l’amena à publier un journal, L’index économique, qui fit la promotion de la libre-entreprise, de la liberté de commercer, du salariat, et surtout alla dans le sens de demander une constitution.
Cela se déroule précisément dans la période historique où Nikolaï Tchernychevski lança sa tentative de former un mouvement révolutionnaire, qui fut réprimée ; le père de Vladimir Vernadsky cessa la publication de son journal en 1864, alors que sa femme était décédée quelques années plus tôt.
Il se remaria avec la mère de Vladimir Vernadsky, une professeure de chant d’origine grecque, serbe et ukrainienne, Hanna Konstantinovitch, dont le père était général d’artillerie et toute la famille impliquée, du côté des hommes, dans l’armée, avec le statut d’officier, un devenant même gouverneur général.
Malade, il quitta cependant son poste d’enseignant au lycée Alexandrovsky de Saint-Pétersbourg, qui formait les enfants de la haute aristocratie, pour devenir responsable de la banque d’État pour la ville de Kharkov, en Ukraine. Il y ouvrit une libraire, une imprimerie (La presse slavonne), mit en place un journal, L’index boursier ; la situation était également tendue de par l’interdiction par le tsar de publier désormais des ouvrages en ukrainien.
Vladimir Vernadsky grandit dans cette atmosphère cultivée et libérale, son oncle Evgraf lui expliquant l’autonomie, lui-même demandant pour ses 17 ans l’ouvrage classique de Charles Darwin sur l’origine de l’humanité. Deux ouvrages le marquèrent également juste avant d’entrer à l’université : Le cosmos et Perspectives de la nature, de l’allemand Alexandre von Humboldt (1769-1859).
Il s’agit d’œuvres très connues à l’époque, affirmant la Nature comme système organisé.
On ne sera pas étonné de le retrouver par conséquent comme membre de la Société littéraire – scientifique de l’université de Saint-Pétersbourg. Initialement, il s’agissait pour cette association, fondée à la fin de l’année 1881, de diffuser les conceptions monarchistes ; cependant, la mouvance partisane d’une constitution en prit très rapidement le contrôle.
C’est le cercle autour de Fedor et Sergei Oldenbourg qui joua le rôle de noyau dur dans ce processus, établissant rapidement une bibliothèque de 5000 ouvrages, organisant une véritable pépinière intellectuelle d’esprit démocratique.
On est là dans toute une mouvance s’inspirant de Tolstoï, des expériences populistes et des exigences social-démocrates, se tournant résolument vers le peuple, cherchant à diffuser la science, exactement comme pour la période des Lumières françaises.
L’un des amis de Vladimir Vernadsky à l’université fut Nicolas Roubakine, qui écrivit des ouvrages de vulgarisation scientifique tirés à des millions d’exemplaires, correspondant lui-même avec des milliers de travailleurs.
Sergei Oldenbourg devint par la suite secrétaire permanent de l’Académie des sciences.
Vladimir Vernadsky était d’accord avec tout cela, même s’il restait relativement à l’écart de ce processus, qu’il voyait par ailleurs vaincre seulement sur le long terme. Sa vision démocratique correspondait à celle des Lumières : c’est la science qui devait l’emporter à l’échelle du peuple, et cela prendrait du temps.
Cependant, cela ne signifiait nullement qu’il n’était pas une composante de ce processus. En 1886, il est président du Conseil uni des organisations étudiantes, une corporation d’entraide étudiante, par ailleurs illégale.
La même année, il se maria avec Natalia Egorovna Staritskaia, qu’il rencontra justement parce que la Société littéraire – scientifique était ouverte aux femmes, contrairement à l’université. Âgé de trois ans de plus que lui, elle parlait couramment français et allemand, s’étant tournée vers la littérature et les courants de pensée de l’Europe moderne.
Ils restèrent cinquante-six ans ensemble ; la mère de Vladimir Vernadsky ayant par contre insisté pour une cérémonie de mariage formelle, avec un coût élevé, des invitations, des costumes, etc., les intellectuels liés au cercle Oldenbourg boycottèrent celle-ci. Leurs consignes morales étaient strictes : un des membres ayant eu un enfant illégitime, qui fut abandonné à l’orphelinat par sa mère, fut placé dans l’obligation d’aller le chercher et de l’élever seul.
Une autre figure de la Société littéraire – scientifique fut Alexandre Oulianov (le frère de Lénine), qui fut même à un moment responsable de sa section scientifique. Il fut arrêté avec d’autres membres de la Société pour un complot éventé le premier mars 1887, lorsque des étudiants furent appréhendés munis de revolvers et de bombes en attendant le passage du tsar Alexandre III.
Vladimir Vernadsky, non impliqué, fut obligé de se débarrasser de la dynamite cachée par le frère de Lénine dans un casier avec ses affaires du musée de minéralogie. La Société littéraire – scientifique fut dissoute, Alexandre Oulianov et quatre autres étudiants (sur les 36 arrêtés) exécutés.
Lui-même fut expulsé de l’université, mais l’intervention de son beau-père – un haut responsable de la magistrature tsariste – fit que cela se transforma en un voyage d’études à l’étranger, que Vladimir Vernadsky avait alors refusé pour rester auprès de sa mère (ce qui l’avait fait passer pour un activiste soucieux de rester sur le terrain).