La conception de Maïmonide tient debout, mais il saute aux yeux que le rapport entre Dieu et le monde n’est pas très clair, il n’est pas très explicite.
Il y a Dieu d’un côté, le monde de l’autre, avec le « libre-arbitre » des deux côtés, il y a les lois orales résumées par le Talmud, il y a le messie qui va arriver… Mais comment s’y retrouver ?
C’est là qu’intervient la kabbale. Celle-ci critique Maïmonide, mais nous verrons comment il s’agit de deux faces d’une même pièce idéaliste, qui finirent par se rejoindre.
Voyons d’abord la critique effectuée par les kabbalistes. Ceux-ci disent : avec Maïmonide, l’humain rationnel obéit aux lois de Dieu. Mais il ne dit pas pourquoi ces lois ont un sens par rapport à Dieu, il sépare ces lois de Dieu, or là serait la clef du judaïsme.
Une critique kabbaliste dit ainsi :
« La première chose intelligible est que le Seigneur de tout, que l’on ne peut se représenter dans l’intellect par un concept, ni par une limite et un changement, ne profite et ne manque de rien ; de même en est-il des Intellects séparés et de toutes les Idées séparées : rien ne les avantage et rien ne leur manque.
C’est pourquoi, lorsque vinrent les Juifs philosophants, ils ne trouvèrent nullement que les prières matérielles – car la parole et la voix sont matérielles – soient profitables par elles-mêmes, si bien que le maître, l’auteur du Guide [des égarés], dit que leur but est de méditer et de contempler les réalités, et qu’il ne faut pas dire que ces paroles matérielles et ces suppliques parviennent jusqu’au Créateur et qu’il les entend et exauce la demande de celui qui prie.
En vérité, ces propos ruinent toutes les croyances et la prophétie. »
R. Chem Tov ben Chem Tov, Sefer ha-Emounot, 15e siècle
Dans un autre écrit, on peut pareillement lire au sujet de Maïmonide :
« Lui [à savoir donc Maïmonide dans Le guide des égarés] pense que ces actes n’ont aucun effet et que les anciens idolâtres trompaient les foules avec des choses qui n’ont rien de consistant et n’opèrent aucune action dans le monde, leur but étant seulement de s’ériger en maître et de gouverner la populace par des choses mensongères dépourvues de toute réalité.
Il pense aussi que la Torah n’a repoussé de telles pratiques hors de la nation israélite que parce qu’elles sont vaines et ne possèdent aucune efficience. On pourrait déduire de ses propos que si elles avaient été utiles, la Torah ne les aurait pas repoussées.
Mais selon l’avis de nos maîtres, que la paix soit sur eux, et selon l’avis des sages de la cabale, il n’en va pas ainsi : les anciens agissaient en ce monde au moyen de ces pratiques en fonction des cultes qu’ils rendaient aux puissances d’en haut, aux étoiles, aux constellations et aux êtres qui les gouvernent, et par leurs rites et leurs cultes, ils obtenaient des résultats en faisant descendre la spiritualité des astres ici-bas. »
R. Siméon Labi, Ketem Paz, 16e siècle
Les kabbalistes ne sont pas d’accord pour séparer complètement le monde de Dieu.
Le grand paradoxe, rendant la chose à peu près incompréhensible, est que Maïmonide sépare Dieu et le monde, avec un Dieu tout le temps penché sur le monde, regardant et choisissant, mais de loin (sans qu’on ne sache pourquoi, ni même qu’on puisse savoir pourquoi).
Dans la kabbale, c’est l’inverse, Dieu est très lointain, il n’est plus présent, mais donc il est « connecté » au judaïsme. La raison de cela est facile à comprendre. Les options de Maïmonide et de la kabbale obéissent à deux impératifs :
– affirmer le libre-arbitre de la communauté juive isolée, son « choix » envers « son » Dieu, pour maintenir l’unité ;
– justifier la dispersion de la communauté juive par une présence de Dieu affaiblie qu’il faudrait renforcer.
La notion de temps est ici différente. Maïmonide considérait l’avènement du messie comme proche, voire très proche (50, 100 ans), alors que pour la kabbale il s’agissait d’un processus en cours pouvant durer bien plus longtemps (sans qu’une date soit posée).
La double fonction idéologique est ici bien entendu de maintenir idéologiquement l’unité de la communauté juive, de justifier sa situation.