La moisson

Peinture de 1665, de 162 cm sur 119, La moisson est une œuvre d’un profond réalisme.

Bruegel est ici le témoin du travail et des travailleurs, du rapport à la Nature. On a un portrait de l’humanité à un moment de son existence.

Ce qui est marquant, c’est bien entendu déjà la vue d’ensemble. On a un panorama, qui n’est pas un prétexte, mais présenté en lui-même. C’est révolutionnaire alors. Et la composition est mise en place en s’alignant sur la dimension typique.

Regardons l’arrière-plan, qui s’ouvre à nous. C’est une affirmation nationale des Pays-Bas que nous avons ici. Des maisons avec des gens s’amusant non loin, l’ouverture à la mer, l’église à l’arrière-plan… Un espace plat et organisé, rien d’abrupt et aucune cassure dans le paysage… Il y a ici toute une psychologie nationale.

L’importance du jeu se retrouve régulièrement chez Bruegel, ce qui est normal pour deux raisons : d’une part, c’est un trait populaire, ensuite les Pays-Bas ont développé de manière massive les jeux, ce qui reflète là aussi la nouvelle humanité qui a bien davantage les moyens d’agir.

On n’est plus dans la survie, mais dans un développement réel de la société.

Il y a les moyens d’occuper son temps, non seulement matériellement mais également intellectuellement, car on a acquis des connaissances, on se libère de la logique médiévale et catholique, on est dans une société en plein développement.

Bruegel est, ce sens, le peintre du peuple naissance, des nations qui se mettent en place.

Portons un œil avisé sur ce qui se déroule dans cette partie où des gens se sont rassemblés. Il y a déjà un plan d’eau. Des moines s’y baignent. Qu’on ne vienne pas parler d’un Bruegel catholique alors qu’il montre des moines dans une telle situation. On est ici dans la nature, dans le corps, dans l’amusement, le fait de se prélasser… le contraire précisément de la doctrine catholique et des mœurs des moines.

A côté, on a une ferme et des enfants lançant des bâtons sur un coq. Toute la cruauté du rapport aux animaux est ici exposé de manière brute.

Un trait subtile est la partie à droite, avec une église, qu’on devine dans un endroit à la fois plutôt sauvage et en même temps plutôt idyllique, on ne sait trop. Si la partie gauche était des Pays-Bas, au sens strict, et pourrait aller avec la Belgique ensuite, celle à droite est pour le coup véritablement néerlandaise, bien ancrée dans les traditions germaniques. Cela préfigure le romantisme allemand.

Mais regardons la dimension littéralement géniale de la composition sur le plan dialectique. Il y a en effet deux parties, justement en liaison avec les arrières-plans.

Sur la droite, justement en adéquation avec l’église qu’on ne voit pas, on a le repos. Les travailleurs se reposent, les champs ont déjà été travaillés.

Dans la partie droite, tout est à la fois vide et rempli, les choses se regroupent par blocs, les espaces vides renforcent ces blocs.

Dans la partie gauche, on est dans des espaces remplis… mais vides. Et le travail prédomine.

Pour la petite liaison, alors qu’un arbre sépare les deux parties, on un a paysan qui travaille à droite, et un paysan qui dort, à gauche.

C’est là qu’on s’aperçoit que l’ouverture sur la gauche, en profondeur, agit dialectiquement de manière formidable avec le reste. La partie « repos » est appuyée par la partie travail au sens strict, elle-même adossée à l’arrière-plan.

C’est à la fois simple et très impressionnant.

L’attention portée par Bruegel au typique montre qu’il aimait les gens, qu’il respectait leur travail, qu’il en voyait le sens réel.

C’est la raison pour laquelle on a imaginé un Bruegel « paysan », afin de neutraliser la figure éminente du réalisme qu’il représente.

On a des choses typiques dans des situations typiques. Les attitudes, les postures, les gestes, les habits… c’est un portrait.

Ce qui est également à noter, c’est la dimension simple des visages. C’est un choix, par ailleurs typique de la dimension populaire des Pays-Bas. Chacun s’insère dans l’ensemble, on est dans la vie collective.

C’est un parti-pris, où l’ensemble prime sur le particulier. Le peintre a voulu exprimer le contenu des psychologies, plutôt que de montrer formellement le visage de l’un ou de l’autre.

Il faudra attendre la bourgeoisie, bien ancrée, installée, avec des figures marquantes, pour que les Pays-Bas développent une peinture où les visages sont personnels, directement authentiques.

Bruegel est d’autant plus un peintre exprimant le peuple.

Un dernier à souligner est bien entendu la présence des vaches. Elles servent comme animaux de traits, ou bien paissent. Elles ne sont que des éléments secondaires du tableau.

Et pourtant, vu du 21e siècle, on sait comment, en réalité, l’utilisation massive des animaux, dans des conditions qui ont été celles qu’on connaît (et encore jusqu’à aujourd’hui), a un rôle historique de la plus haute importance.

C’est en ce sens que cette peinture comme portrait de son époque, d’une humanité dans la contradiction villes-campagnes, atteint une limite, qui en elle-même pose son propre renversement.

La question animale est révolutionnaire en soi à travers cette peinture, avec la ferme, les coqs et les vaches.

La moisson est une œuvre admirable du réalisme, un chef-d’œuvre immense.

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