La nature réelle du « polythéisme »

Il est bien connu que selon les historiens bourgeois, le polythéisme a précédé le monothéisme. C’est entièrement faux et une telle affirmation correspond idéologiquement aux intérêts du monothéisme et de la bourgeoisie elle-même.

Le monothéisme a besoin de présenter sa révélation comme une victoire sur les superstitions et la barbarie, afin de gagner en prestige. Il y a là quelque chose de pragmatique-machiavélique pour nier l’intérêt des formes religieuses concurrentes, pour se prétendre radicalement différent en nature des autres expressions religieuses.

L’autre aspect est que le monothéisme représente un saut historique et forme une base authentiquement nouvelle désireuse de s’extirper de la période barbare qui la précédait, et dont elle est issue, à son corps défendant.

La déesse de la lune Séléné sur un sarcophage romain, 3e siècle

La bourgeoisie a également besoin de présenter la période précédent le monothéisme comme un polythéisme. Le mode de production capitaliste implique en effet un flux ininterrompu de marchandises s’écoulant dans la production et la consommation ; il ne peut pas concevoir un autre « flux » ou une autre conception en termes de « flux » valorisant un autre « flux ».

Or, justement, le « polythéisme » est justement en réalité un animisme cosmique, avec la considération que l’univers consiste en un flux ininterrompu de choses en transformation. La vie, les péripéties, la mort, que ce soit pour les humains, les animaux ou les dieux, relèvent de ce flux.

L’animisme cosmique est à ce titre perpétuellement agité, autant que le capitalisme l’est avec les marchandises, mais il ne l’est pas avec les marchandises. La bourgeoisie donc nier cette période et l’assimiler à un polythéisme chaotique.

On remarquera ici deux choses importantes. Le romantisme idéalisant le moyen-âge et le romantisme idéalisant les petites tribus animistes vivant dans les forêts tropicales parlent, en réalité et sans le savoir, de la période de l’animisme cosmique.

Le romantisme idéalisant le moyen-âge imagine celui-ci comme organisé, avec une importance religieuse-mystique pour chaque aspect de la vie ; le romantisme idéalisant les petites tribus animistes des jungles imagine celles-ci comme ayant une conception cosmique de l’univers. Dans les deux cas, c’est erroné.

C’est en effet l’animisme cosmique qui exprime une vision cosmologique hyper-élaboré, où chaque instant de la vie relève d’un grand mouvement universel et possède partant de là une dignité en propre.

L’animisme cosmique, qu’on caricature comme « polythéisme », ne tient pas en une société humaine superstitieuse et superficielle voyant des dieux pleins de défaut humains dans toute chose, et inventant des histoires abracadabrantes à leur sujet.

Bien souvent on souligne d’ailleurs le caractère « ridicule » des dieux polythéistes, avec leurs aventures étranges, extraordinaires ou grotesques. Ganesh a ainsi une tête d’éléphant, car fils de Pârvatî, il gardait la porte alors qu’elle prenait un bain : Shiva rentrant chez lui coupa la tête à cet intrus, pour ensuite devant la colère de Pârvatî lui remettre la tête du premier « enfant » qu’il verrait, la tête originale ayant été perdue pour avoir été projeté trop loin. Ce fut un jeune éléphant.

Représentation de Ganesha au début du 19e siècle ; on le voit traditionnellement avec des sucreries dans une main et un petit rat (ici grand) l’accompagne, lui servant de moyen de transport

Tout cela semble absurde et il est courant de dire que les Grecs de l’Antiquité ne croyaient en réalité pas vraiment en leurs dieux, que tout cela était tradition, manipulations politiques et sociales, etc.

Les choses sont bien différentes. Le « polythéisme » n’a en fait jamais existé ; il n’y a jamais eu de période avec des dieux super-puissants décidant du sort du monde. Ce qui a existé, c’est un animisme cosmique, où les dieux sont des acteurs au rôle limité au même titre que les humains et les animaux.

Le polythéisme n’est plus un animisme. L’animisme est la vision du monde des êtres humains vivant en petites tribus, voyant des esprits à l’œuvre dans chaque phénomène naturel. On parle ici d’une humanité carencée sur le plan alimentaire, consommant des produits hallucinogènes afin d’expérimenter, jusqu’au « paradis », leur esprit en plein développement.

L’animisme cosmique prolonge cette vision du monde, qui est même une « vision » au sens le plus direct du terme, mais on passe un cran au-dessus de l’époque où l’on attribue directement aux éléments naturels une dimension divine-mystique.

On continue cette attribution, et c’est l’origine des multiples dieux. Cependant, ils ne sont pas tout puissants et toutes ces histoires rocambolesques des dieux du « polythéisme » ont une origine très simple : tous obéissent à l’ordre cosmique.

Les dieux ne sont pas l’ordre cosmique, le « polythéisme » n’est pas un univers cosmique divin où des dieux auraient la place du futur dieu unique. Les dieux ne sont qu’un aspect de l’ordre cosmique.

La déesse originelle japonaise Amaterasu sortant de la caverne, estampe de Shunsai Toshimasa, vers 1887

Dans l’animisme, l’univers est saisi de manière fragmentaire, à travers l’immédiateté des choses, dans des rituels immédiatistes, de nature directement magique, où l’on s’adresse à tel esprit-dieu, tel esprit-dieu, selon les besoins.

Dans l’animisme cosmique, il y a toute une cosmologie, l’univers est saisi de manière conceptuelle. On continue de s’adresser à tel esprit-dieu, pour la pluie notamment, mais on « sait » que ce n’est qu’un aspect d’un univers unifié et structuré.

L’animisme cosmique est un animisme qui a universalisé son propos en proposant une lecture de l’univers, avec au passage un assemblage ininterrompu provoquant une accumulation énorme de dieux.

On parle en effet d’une humanité dépassant le tribalisme-localisme pour former des grands ensembles, avec des mélanges où les dieux sont assimilés, mélangés, ajoutés.

On sait comment il est parlé de la Grèce antique comme d’un monument de l’humanité, car celle-ci aurait atteint un degré élevé de compréhension « scientifique » des choses. C’est un raccourci. La Grèce antique exprimait bien une énorme avancée humaine, mais sous la forme d’un animisme cosmique, et non d’une compréhension « scientifique ».

De nombreux autres peuples sont parvenus, à différents degrés, à un tel degré de développement qui se situe juste avant le monothéisme. D’où le prestige des Babyloniens, des Égyptiens, des Mayas, des Aztèques, des Indiens, des Chinois.

La déesse bouddhiste Mārīcī, Tibet, 17e siècle ; elle fut particulièrement vénérée par la caste des guerriers en Chine, en Corée et au Japon

L’animisme cosmique n’est déjà plus l’animisme se préoccupant uniquement des choses immédiates, dans une frénésie perpétuelle pour survivre. Il correspond à une période de l’humanité où le rythme de la vie quotidienne est déjà plus stabilisé.

L’animisme correspond aux chasseurs – cueilleurs ayant commencé de manière extrêmement vague la domestication des animaux et l’agriculture ; l’animisme cosmique a déjà plus avancé en ce domaine, il peut se permettre d’avoir du temps pour l’élaboration de la culture.

En systématisant l’agriculture et la domestication des animaux, il permet l’avènement du monothéisme.

Ce dernier n’est pas la simple prise du pouvoir d’un Dieu unique qui effacerait les autres dieux ; il est le Dieu-Univers remplaçant l’univers divin de l’animisme cosmique. Car l’animisme cosmique dispose d’une très haute cosmologie.

=>Retour au dossier sur Le polythéisme comme animisme cosmique