Lorsque la révolution bolchevik eut lieu, les « modernistes » menèrent une vigoureuse offensive : leurs cadres prirent le contrôle des institutions artistiques. Bogdanov théorisa la séparation des champs d’action : le Parti Communiste devait s’occuper de la politique, les syndicats de l’économie, et l’art relevait d’une sorte d’avant-garde intellectuelle, s’occupant du proletkult, la « culture prolétarienne ».
Le concept fut entièrement rejeté par les bolcheviks, ainsi que ses variantes futuristes russes que furent le constructivisme de Alexandre Rodtchenko et le suprématisme de Kasimir Malevitch.
Sous l’impulsion de Maxime Gorki et Staline, le réalisme socialiste fut formulé comme conception de l’art du point de vue du matérialisme dialectique. Bien évidemment, les ambulants représentaient un patrimoine inestimable.
Vladimir Bontch-Brouïevitch (1873-1955), qui fut notamment le secrétaire de Lénine, le directeur du musée moscovite dédié à la littérature, puis du musée de l’histoire de la religion et de l’athéisme, raconte ce que pouvaient représenter les itinérants avant la révolution, pour les activistes révolutionnaires :
« Personne n’a encore décrit les émotions vécues et les serments prononcés là-bas, dans la Galerie Trétiakov, alors que nous contemplions des tableaux comme Ivan le Terrible et son fils Ivan ou le Matin de l’exécution des Streltsis, ou bien cette toile où l’on voit un révolutionnaire, membre de la société La Volonté du Peuple qui refuse fièrement la bénédiction du prêtre avant d’être exécuté.
Nous contemplions la Mésalliance et y voyions humiliation et l’asservissement séculaire de la femme.
Nous nous arrêtions longuement devant le Krach de la banque et devant la Procession… Puis nous regardions les prisonniers politiques, ceux dont le sort était le nôtre : Sur le chemin du bagne.
Nous pouvions parfaitement comprendre des toiles comme les Haleurs de la Volga et mille autres tableaux et dessins représentant la vie des ouvriers, des paysans, des soldats, de la bourgeoisie et du clergé. »
En 1936 eut lieu ainsi une grande rétrospective Ilya Répine, avec 1000 œuvres de lui, à Moscou, puis Léningrad et Kiev. En 1937, pour les cent ans de la naissance de Ivan Kramskoy et les cinquante ans de sa mort, ce peintre fut mis en avant, notamment pour ses réflexions théoriques, et bien entendu une exposition.
La même année eut lieu une rétrospective des œuvres de Vassili Sourikov, se déroulant par ailleurs peu avant une exposition commémorant les 125 ans de la victoire russe sur Napoléon. Au sujet de Vassili Sourikov, le président de l’URSS Mikhaïl Kalinine explique qu’il s’agissait là d’un « héritage culturel de la plus grande importance qui pourrait être le plus utile en ces jours effrayants de menace fasciste ».
En 1938 eut lieu une rétrospective des œuvres d’Isaac Levitan, montrant que les itinérants savaient également peindre les campagnes russes. Du côté de Vladimir Stassov, ses écrits furent édités progressivement, notamment en 1952 avec des œuvres choisies en trois volumes, de respectivement 736, 775 et 888 pages, ainsi que des ouvrages contenant ses articles de presse et sa correspondance.
Voici comment Andreï Jdanov, parlant de la musique, fait référence à la peinture :
« Autre exemple : il n’y a pas si longtemps, a été organisée une Académie des Beaux-Arts. La peinture, c’est votre sœur, une des muses.
En peinture, comme vous le savez, les influences bourgeoises furent fortes à un moment donné; elles se manifestaient sans discontinuer sous le drapeau le plus « à gauche », se collaient les étiquettes de futurisme, de cubisme, de modernisme ; « on renversait » « l’académisme pourri », on préconisait l’innovation.
Cette innovation s’exprimait dans des histoires de fous : on dessinait par exemple une femme à une tête sur quarante jambes, un œil regardant par ici et l’autre au diable.
Comment tout cela s’est-il terminé ? Par un krach complet de « la nouvelle tendance ».
Le Parti a pleinement rendu son importance à l’héritage classique de Repine, de Briullov, de Verechtchaguine, de Vasnetsov, de Sourikov.
Avons-nous bien fait de maintenir les trésors de la peinture classique et de mettre en déroute les liquidateurs de la peinture ?
Est-ce que la survivance de telles « écoles » n’aurait pas signifié la liquidation de la peinture ? Hé quoi, en défendant la tradition classique en peinture, le Comité central s’est-il conduit en «conservateur», s’est-il trouvé sous l’influence du « traditionalisme », de l’ « épigonisme », etc., etc… ? Tout cela ne tient pas debout. »
Le réalisme socialiste, à l’opposé du modernisme qui affirme qu’il faut régulièrement faire table rase, a fort logiquement assumé la peinture des ambulants, en tant qu’expression de la culture démocratique du peuple. Les ambulants ne sont pas simplement des artistes qui se seraient tournés vers le peuple : ils sont issus du peuple, ils sont liés à lui, ils expriment sa culture, sa manière de voir et de sentir les choses.
La culture est comme un cours d’eau qui se développe. La valorisation des itinérants par le réalisme socialiste est un excellent exemple de continuité de la culture à travers des sauts qualitatifs, à travers toujours la même substance : le noyau populaire et démocratique.