La question américaine au sixième congrès de l’Internationale Communiste

Ce qui apparaît, bien après le sixième congrès et en profitant du recul, c’est que la clef est la question américaine. Il y a deux aspects : d’un côté, la question de l’implantation réelle du Parti Communiste, de l’autre le développement du capitalisme qui y a lieu.

Ce qui est marquant, déjà, c’est que dans ce pays marqué par un important chômage provoqué par la rationalisation de la production, le Parti Communiste n’arrive pas à avancer, alors que l’impérialisme américain a profité inversement de manière absolue de l’affaiblissement des capitalismes d’Europe de l’Ouest.

L’impérialisme américain est agressif et progresse à pas de géants, cependant les communistes de ce pays ne parviennent pas à déborder la réforme malgré les énormes complications sociales provoquées par la dynamique capitaliste américaine.

On l’aura compris, ils n’arrivent pas à saisir les États-Unis comme réalité historique et courent derrière des questions sociales, sans disposer d’une mise en perspective.

Le Parti Communiste des États-Unis n’a de ce fait pas réussi à intégrer des afro-américains et il ne comprend pas pourquoi, alors qu’il a levé le drapeau de l’internationalisme.

Il faudra attendre les années suivant le congrès pour un intense travail en ce domaine, sous l’impulsion de Harry Haywood théorisant cet aspect. Il résumera son point de vue en 1948 dans l’ouvrage Negro Liberation, Harry Haywood devenant la figure majeure de la question afro-américaine du point de vue communiste ; après 1953 il réfutera le révisionnisme et sera un ardent partisan de Mao Zedong.

Harry Haywood

Il y a ensuite la question de l’analyse de l’approfondissement du mode de production capitaliste, de son enracinement dans le 24 heures sur 24 de la vie quotidienne. L’Internationale Communiste passe complètement à côté de cette question ; pour eux, la question est pliée, le capitalisme n’aura de toutes façons pas le temps de se développer.

Seul Boukharine cherche à analyser en profondeur ce qui se déroule aux États-Unis, mais il passe totalement à côté du sujet.

Il prétend ainsi que :

« Ces transformations techniques, qui, dans certains pays, en premier lieu aux États-Unis et en Allemagne, constituent presque un bouleversement technique, sont liées à la « trustification » de l’économie nationale, à la création de consortiums bancaires colossaux et à la progression des tendances au capitalisme d’État sous des formes diverses.

Sous de nouvelles formes, se développe de plus en plus le processus d’unification des trusts, cartels, consortiums bancaires, avec les organes d’État de la bourgeoisie impérialiste.

Nous le constatons en Italie au Japon, aux États-Unis, en Allemagne, sous les formes les plus diverses. C’est ainsi que (aux États-Unis) Hoover peut être appelé à juste titre le ‘’directeur général des trusts.’’ »

C’est là considérer un « capitalisme organisé » et non pas voir le développement en écho du capital en activité dans des secteurs toujours plus divers. Il y a pour cette raison une lecture quantitative du décalage entre les États-Unis et les autres pays, sans compréhension de la qualité acquise par le développement capitaliste américain, qui ne connaît pas de limites.

Pour lui, la crise aboutit à la disproportion entre le capitalisme américain et les autres capitalismes, et il ne voit pas l’autre aspect que la disproportion constitue également un développement inégal, que les États-Unis sont le lieu du capitalisme s’élançant librement.

Boukharine se heurte très clairement à cette question :

« J’ai déjà mentionné le fait du passage de la situation directement révolutionnaire d’Europe en Orient et dans la périphérie coloniale en général. C’est également le résultat de la crise d’après-guerre, mais les puissants troubles révolutionnaires, sur cette périphérie du capitalisme, ne sont-ils pas l’expression d’une crise profonde?

Ensuite, que signifie la disproportion entre les États-Unis et l’Europe, qui essaye de se libérer de l’hégémonie américaine ? Cette disproportion signifie également un changement dans la structure du système de l’économie mondiale.

Enfin, le rétrécissement des marchés à l’intérieur des pays capitalistes, la ruine et le paupérisme dans les colonies, en transformant la question des relations mutuelles entre la production et la consommation, sont loin de constituer des conditions « normales » pour le capitalisme. »

Ainsi, la guerre est ici un produit mécanique d’un objectif : conquérir des territoires ; on retombe sur la conception erronée de Rosa Luxembourg. C’est particulièrement clair lorsque Boukharine dit que :

« Nous observons à l’heure actuelle une série d’antagonismes des plus aigus, qui se développent dans diverses directions : Amérique-Grande-Bretagne, Allemagne-France, Italie-France, etc. (…).

Prenons par exemple les États-Unis d’une part et l’Angleterre, d’autre part. Nous observons un fort développement du capitalisme américain, tandis que les États-Unis ne sont pas jusqu’ici une grande puissance coloniale.

L’Empire mondial de la Grande-Bretagne est un empire colonial. Or, on peut précisément dire de l’Angleterre qu’elle subit une période de décadence, malgré son puissant monopole colonial.

Un décalage similaire se retrouve également dans d’autres pays.

Prenons l’Allemagne actuelle : au point de vue économico-technique, c’est un pays de « première rang » cependant elle n’a ni colonie, ni mandat, ni protectorat. Il est pareillement intéressant de comparer l’Italie avec l’Espagne, et ainsi de suite.

Mais comme ces antagonismes sont liés à la croissance des forces productives, ils provoqueront un nouveau partage du monde, des colonies ou d’autres territoires. Et cela signifie la guerre.

Il résulte de l’analyse économique générale de l’économie mondiale présente, du point de vue des rapports spécifiques entre les pays impérialistes, du point de vue de la crise générale du capitalisme, à partir de tous ces points décisifs, que la guerre constitue le problème capital du jour. »

Boukharine rate en fait le développement américain, qu’il ne parvient à lire que dans ses rapports avec le reste du capitalisme mondial. Cela va empêcher d’analyser le capitalisme américain dans sa particularité, et donc de prévoir la crise de 1929, alors que l’Internationale Communiste anticipait déjà des troubles profonds à ce niveau aux États-Unis.

De là viendra l’incapacité à voir comment la particularité américaine va se généraliser à l’ensemble des pays capitalistes après 1945.

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de l’Internationale Communiste