La question qui se pose au troisième congrès de l’Internationale Communiste, c’est celle de savoir dans quelle mesure il y a un temps mort ou pas. Faut-il continuer à pousser et aller dans le sens de l’offensive, ou faut-il temporiser pour la prochaine initiative générale ?
Il existe ainsi un profond décalage entre les communistes russes et les autres. Pour les premiers, la crise générale du capitalisme est telle qu’une tentative pour celui-ci de s’en sortir par la guerre est inévitable. La grande présentation de Trotsky de la situation économique de chaque pays – à partir des travaux d’Eugen Varga qui lui-même publiait des documents à ce sujet, notamment avant le congrès – rentre dans ce cadre.
Pour les communistes russes, le tempo de la crise économique est le tempo de la crise révolutionnaire et le rapport à la guerre impérialiste la clef de tout.
Les communistes des pays occidentaux ne saisissent pas cette question. Ayant rompu avec la social-démocratie qui a été chauvine, pro-guerre, ils font de la question des contradictions inter-impérialistes un lointain arrière-plan. Pour eux, l’insurrection réside dans l’affirmation politique, pratiquement de manière volontariste.
Il y a donc incompréhension des préoccupations russes pour évaluer l’évolution économique. Le Polonais Ernest Brand (pseudonyme de Henryk Lauer) affirma qu’on était sur la défensive, qu’il pouvait y avoir des défaites, mais que la déroute du capitalisme était totale. Il ne s’agissait donc pas de prophétiser tous les aspects d’une crise arrivant rapidement à son terme :
« Nous menons en ce moment une lutte défensive. Nous pouvons encore connaître des défaites dans cette lutte, mais il ne peut aucunement être parlé d’une prospérité du capitalisme. Il ne peut être parlé que d’une putréfaction du capitalisme et c’est de cette putréfaction qu’il faut faire sortir les travailleurs.
Nous n’avons pas comme tâches de prophétiser les détails du développement, nous avons comme tâche d’intervenir dans le cours du développement. »
Le Hongrois József Pogány allait dans le même sens. Pour lui la crise économique renforçait la résistance ouvrière et le refus de satisfaire les exigences de la bourgeoisie, qui militarisait par conséquent sa répression face aux revendications. C’est de là qu’il fallait partir pour aller à l’affrontement : la période était à la guerre civile. Il formula notamment la chose ainsi :
« Nos leitmotivs devraient être : non pas prospérité et nouvelle guerre mondiale, mais nouvelles guerres civiles et crises. »
Les représentants du KAPD Emil Sachs (« Erdmann ») et Bernard Reichenbach (« Seemann ») considéraient que la bourgeoisie avait conscience de la crise capitaliste et était en mesure de prendre des décisions pour chercher à l’éviter. Ils voyaient en les conseils d’entreprise un exemple d’une telle manœuvre de la bourgeoisie, tout comme ils professaient les mêmes thèses que les sociaux-démocrates sur le capitalisme censé être désormais organisé. « Seemann » dit ainsi :
« Le capitalisme a compris que toutes les limitations nationales, tous les chauvinismes et impérialismes nationaux, qui lui sont pour ainsi dire innées, doivent être fait reculés pour le moment, qu’il faut combattre l’ennemi de manière déterminée, et que l’ennemi, c’est justement le prolétariat, dont les communistes sont la partie active la plus avancée du prolétariat (…).
Les choses sont tellement avancées qu’objectivement et subjectivement, le capitaliste français et le capitaliste anglais ont intérêt à ce que réussisse la construction capitaliste de l’Allemagne. Lorsqu’on a 30 ou 25 % de parts dans une entreprise, alors on a intérêt à ce que cette affaire se mette sur pied. »
L’Allemand August Thalheimer du KPD expliqua qu’il considérait que si avant on raisonnait trop en jours, on raisonnait désormais trop en années ; les choses iraient tout de même rapidement. Wilhelm Koenen du KPD également affirma pareillement que les thèses ne devaient pas se concentrer sur la guerre impérialiste de 1923-1924 mais sur les conflits en 1921.
Léon Trotsky répondit longuement, et notamment de la manière suivante:
« Je dis encore dans mon exposé et nous disons dans nos thèses avec le camarade Varga : si dans deux ou trois mois ou dans six mois il y a une amélioration de la situation, alors on peut naturellement dire cela [= la lutte défensive sur le terrain économique], à condition qu’entre-temps la révolution ne fasse pas irruption.
Si elle fait irruption, alors ensemble avec le camarade Pogány, nous ne nous y opposerons pas, nous y participerons de toutes nos forces.
Mais posons-nous la question : que se passera-t-il, si cela n’arrive pas, camarade Pogány ? Si au lieu de la révolution c’est une amélioration de la situation économique qui se déroule ?
Le camarade Varga a en effet dans sa brochure noté certains symptômes de cette amélioration. Et même dans le cas où il ne peut pas être parlé d’amélioration, on doit dans tous les cas constater que le tempo de l’aggravation s’est ralenti. C’est certain (…).
Cela ne dépend pas de moi, ni du camarade Pogány, ni des résolutions du congrès. »
Le Suisse Erwin Schaffner résuma de la manière suivante la question en jeu à l’arrière-plan :
« Camarades, je rejoins les propos que vient de tenir le camarade Frölich [comme quoi il faut une discussion sur la tactique à suivre selon l’interprétation du rythme de la crise actuelle]. Car il y a un point qui s’est vraiment montré prétexte à des divergences d’opinion, et c’est le point 39, où il est dit :
« Le prolétariat, amené à reculer au cours de la crise actuelle suite à l’assaut du capital, va tout de suite passer à l’offensive à l’entrée d’une meilleur conjoncture. »
(…) Je propose que prenions les lignes directrices mais que le congrès traite des thèses présentées par la commission [du congrès sur la situation économique mondiale] – cela sera une affaire de courte durée pour le congrès.
Car les thèses ne peuvent pas se présenter au monde comme l’œuvre des camarades Trotsky et Varga et de la commission, mais comme œuvre de la IIIe Internationale. »
Karl Radek exprima bien le sentiment des communistes russes :
« Le camarade Fröhlich et d’autres camarades ont fait partie de la commission. Ils n’y ont pas exprimé de présentation fondamentale de la situation qui soit différente (…).
J’entends une proposition : nous ne prenons pas les thèses comme principe, mais comme base, car il n’y a pas encore d’autres thèses. Ou alors vous avez d’autres thèses, ou bien vous ne les avez pas. Il n’y a pas de troisième solution. Je demande pour cette raison que le vote soit effectué.
Le camarade Schaffner dit : oui, il y a eu une différence principale entre Trotsky et Pogány. Trotsky dit [au nom des communistes russes] : quand la prospérité arrive, les ouvriers passent à l’attaque ; Pogány défend l’autre point de vue : ils peuvent déjà attaquer.
Il a été demandé à Trotsky de la part du congrès de travailler à un Manifeste, il a accepté. Camarades, il faut prendre les choses plus sérieusement lors d’un congrès international. »
Le vote se déroula donc tout de même, le Bulgare Vasil Kolarov s’occupant de le gérer :
« Suit maintenant le vote sur la proposition du camarade Radek comme quoi passent à la commission les thèses des camarades Trotsky et Varga, avec lesquelles le congrès est principiellement en accord. Qui est en faveur de cela lève sa carte [des cartes sont levées].
Je constate que la majorité est pour cette proposition [appels à un contre-vote]. Je demande le contre-vote. Qui est contre lève sa carte [des cartes sont levées]. Minorité. »
La question était réglée pour l’Internationale Communiste. Mais cette résolution par en haut du problème ne supprimait pas les vastes différences de sensibilité à la base, la problématique essentielle étant celle du rapport entre le Parti, les masses et la révolution mondiale, avec l’évaluation à l’arrière-plan de la crise générale du capitalisme.
=>Retour au dossier sur le troisième congrès
de l’Internationale Communiste