Le terme de « race » n’a pas originellement forcément un sens ethnique ; il désigne davantage une communauté, avec par contre effectivement le plus souvent une dimension « raciste », c’est-à-dire comme possédant des traits, des caractéristiques « uniques » et irréductibles.
Une fois cela compris, on peut dire que le concept de « la raza » est indissociable de l’idéologie latino-américaine.
Il ne s’agit pas ici au sens strict de la vision du monde national-socialiste, de l’imaginaire de la forteresse civilisationnelle assiégée.
Naturellement, cela a un rapport, mais on touche ici l’ambiguïté fondamentale d’une Amérique latine née par les criollos mais où, au fur et à mesure, l’ensemble de la population va être amenée à s’identifier au pays malgré tout.
Initialement, la question raciste joue beaucoup dans l’Amérique latine libérée, dans le prolongement de l’Amérique coloniale.
On a toute une liste de catégories, avec une hiérarchie selon le degré de « présence raciale » espagnole dans le « sang ».
On a, en plus des criollos et des peninsulares, le castizo et la castiza (mélange espagnol / métis), le mestizo et la mestiza (européen / amérindien), le indo et la inde (amérindien), le pardo et la parda (européen, amérindien et africain), le mulato et la mulata (européen et africain), le zambo et la zamba (amérindien / africain), le negro et la negra (africain), etc.

ici une représentation d’Amérique latine du 18e siècle
Il est bien connu en Europe qu’en Amérique latine il existe une logique de caste fondée sur la race, où plus on est « blanc » plus on a un meilleur statut.
Même si cela s’estompe, cela reste une tendance de fond.
Et tout cela vient d’Espagne. L’Espagne de la Reconquista a basculé dans un fanatisme de la race, à travers la promotion d’un catholicisme « pur », en fait l’outil idéologique de la monarchie.
L’expulsion des Juifs et Musulmans d’Espagne s’est accompagné d’un culte des « preuves » du « sang » espagnol, dont la situation en Amérique latine est l’écho direct (c’est le principe de la « limpieza de sangre », de la « pureté du sang »).
La formation de ce principe espagnol dérive de celui de la noblesse de sang, dont l’ensemble des héritiers, riches ou pauvres, forment la classe sociale des « hidalgos », forme locale et particulière de la « chevalerie » féodale, dans les royaumes de l’Espagne féodale qui émerge de la Reconquista.
Autour de cette classe sociale, alors décadente, se développe toute une idéologie des valeurs aristocratiques militaires hargneuses devant triompher du destin, de la pauvreté ou de toutes les épreuves de la vie avec panache et un sentiment de supériorité « raciale » affirmé à tout propos, brutalement même et jusqu’au-boutiste jusqu’à l’absurde le plus baroque, mais serein et policé sur la forme : c’est ce qui constitue la hidalguia comme style total de vie et vision du monde en tant que morgue aristocratique propre historiquement à la noblesse espagnole et « exporté » en Amérique.

Et derrière cela, il y a l’ombre de l’esclavage, qui a duré jusqu’à 19e siècle dans toute l’Amérique latine, après avoir été de très grande envergure, et dans une logique meurtrière.
Entre le 16e et le 19e siècle, 12,5 millions d’Africains (surtout du Congo et de l’Angola actuels) ont été capturé et amené aux Amériques, dans des conditions terrifiantes, 10,5 millions survivant au voyage.
Environ un demi-million seulement avait comme destination les États-Unis, les autres ayant comme destination les Caraïbes et l’Amérique du Sud.
Cela veut dire que l’esclavage dont on parle très souvent pour les États-Unis a eu une dimension bien plus immense dans le reste de l’Amérique (tout comme d’ailleurs l’esclavage organisé par l’Islam qui a touché une population bien plus importante, avec également la systématisation de la castration et de l’esclavage sexuel des femmes).
En ce sens, l’ultra-violence de l’esclavage est une véritable toile de fond de l’Amérique latine, dans une sorte de non-dit plus ou moins violent.

par le peintre péruvien Francisco Laso, 1859
Par exemple, l’origine du tango argentin, depuis le terme jusqu’à sa base musicale, est africaine et provient des esclaves noirs ; cela reste invisible en Argentine, un pays qui s’est orienté de manière brutale, voire sanglante vers une identité « européenne » (notamment contre les amérindiens Mapuches avec la « Conquête du Désert » argentine parallèle à la « pacification de l’Araucanie » chilienne, à la fin du 19e siècle).
C’est toute la signification de l’idéologie latino-américaine qui intervient dans ce contexte, car elle permet de masquer toute cette question du racisme, qui au fond pose la question démocratique, car on a compris que ce sont les criollos qui sont à la base de tout le problème.
Et ce problème, c’est la constitution par le haut des nations latino-américaines.

Cela ramène à la question de « la raza ».
Celle-ci est célébrée lors d’un jour spécial en Amérique latine, depuis le début du 20e siècle, à la suite d’une initiative espagnole, car on se doute que l’Espagne n’a eu de cesse de profiter de l’idéologie latino-américaine, pourtant à l’origine produite par ceux ayant rompu avec l’Espagne.
On est ici vraiment dans une fiction « nationaliste » (sans nation unique), une sorte de fanatisme à prétention civilisationnelle.
Comble du comble, le « jour de la race » a lieu le 12 octobre : c’est un 12 octobre qu’ut lieu le débarquement de l’équipage de Christophe Colomb sur l’archipel des Bahamas, en 1492.
On a donc la négation directe des populations amérindiennes, avec une affirmation de l’Espagne, tout cela pour célébrer des pays fondés par en haut par les criollos !
La célébration du jour de « la raza » ainsi été instaurée en 1915 au Salvador en Uruguay comme Jour des Amériques, en 1917 en Argentine (depuis 2010 elle est dénommée Jour du respect de la diversité culturelle), en 1921 au Venezuela en 1922 en Chili comme anniversaire de la Découverte de l’Amérique (puis depuis 2000 comme jour de la rencontre de Deux Mondes), au Mexique en 1928 (depuis 2020 comme jour de la nation pluriculturelle), en 1939 au Colombie (depuis 2021 elle est appelée jour de la diversité ethnique et culturelle de la nation colombienne), au Costa-Rica en 1968 comme Jour de la découverte et de la race (depuis 1994 comme jour des cultures), etc.
Comme le montrent les changements de nom, toute cette histoire de « raza » tient de moins en moins, en raison de l’appropriation du cadre national (même construit artificiellement) par les larges masses.
Car le temps a passé depuis Ariel et les pays fictifs sont devenus des réalités, par contre foncièrement tourmentées voire autodestructrices de par leur parcours historique.
Mais il est nécessaire ici de souligner encore plus la question du thème de la « raza », en montrant comment le thème d’Ariel contre Caliban est directement issue de la propagande espagnole.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)