Les rites encadrent mentalement les êtres humains, de par leur répétition, leur organisation. Ils imposent une discipline, un certain regard sur les choses. Cela relève de la domestication des animaux humains.
Mais les êtres humains en voie de domestication oscillent entre deux formes principales : l’agriculture, d’une part, l’élevage, d’autre part. Cette contradiction est essentielle pour saisir comment on passe du sacrifice réel au sacrifice symbolique, de la démarche chamaniste à la démarche monothéiste.
Il faut ici avoir un aperçu général pour saisir le processus.
Entraînées dans le mouvement du développement inégal de la matière, sur le plan matérialiste dialectique du Cosmos dans son ensemble, comme de celui plus particulier de l’Histoire au sens matérialiste historique, les habitudes des êtres humains ont considérablement changé au cours du temps.
En résonance de ce fait, les êtres humains ont inévitablement changé eux aussi. C’est là naturellement un processus dialectique : les habitudes transforment les êtres humains, et les êtres humains les habitudes. Cela a permis ce qu’on appelle le progrès, c’est la dynamique propre à une amélioration de la civilisation. Les êtres humains transforment et se transforment.
Le grand philosophe grec d’Ionie, aujourd’hui en Turquie, Héraclite (v. 544-480 avant notre ère), en avait déjà pris conscience à sa manière, en disant (extrait de son œuvre perdue, De la Nature, fragment 77) : « notre vie est la déchéance d’une vie et notre mort est la renaissance de celle-la. »
C’est-à-dire que l’existence est toute entière un processus, reflétant un processus physique éternel, dans lequel les Humains, comme fruit de transformations historiques inégales et en série, produisent en étant transformés, de nouvelles transformations.
C’est que les Humains sont eux-mêmes de la matière, et leur existence fait écho au reste de la matière qui les entoure, avec qui ils interagissent. Il y a action et interaction, écho d’une part et de l’autre, transformation générale.
Complétant la représentation sensible et primitive d’Héraclite, Karl Marx présente la chose ainsi dans sa Critique de l’économie politique :
« Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.
L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général.
Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.
De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »
Si on ne comprend pas cette question des forces productives, on rate l’humanité dans ce qu’elle est, car l’humanité se confond en vérité avec les modes de production. Sans humanité, il n’y a par exemple pas de féodalité, car c’est l’activité humaine qui permet l’existence de la féodalité.
Et, dialectiquement, c’est le mode de production féodal qui permet à l’humanité d’exister, à un certain stade de son développement.
Reste maintenant à savoir s’il faut considérer l’humanité comme « unifiée » malgré le processus, ou bien s’il y a un « type » d’humain pour le mode de production esclavagiste, un pour la mode de production féodal, un pour le mode de production capitaliste, un pour le mode de production sociale, un pour le Communisme.
Et, ici en réalité, il faut voir l’humanité comme une négation de la négation. Car l’humanité est sortie de la Nature : il y a une négation (forcément relative) de la Nature, mais l’humanité en développement avance inéluctablement pour retourner à la Nature.
En ce sens, l’Humanité porte cette négation de la négation, même si le Communisme est ce qui la réalisera concrètement.
Ainsi, l’humanité « transformatrice » et indépendante de la Nature est éphémère, dans la mesure où elle n’est déjà plus animale, mais pas encore animale sociale intégrée au reste de la planète. Elle est le fruit du développement inégal et, inévitablement, en tant qu’aspect secondaire, elle subit une pression énorme.
Pression animale, du côté du passé, de la source de l’humanité, et pression sociale, du côté du futur, avec le Communisme vers laquelle l’humanité tend. Cette tension est ce qui donne la religion.
Ce qu’on appelle « Dieu » est une conception nécessaire à une humanité qui ne peut plus établir un rapport correct avec la Nature, car elle en est sortie, sans pour autant parvenir à remplacer celle-ci par autre chose.
En ce sens, l’humanité sortie de la Nature ne pouvait que tenter, dans une démesure folle, inventer un Dieu entièrement tourné vers l’être humain, pour ensuite basculer dans le nihilisme devant le caractère prétentieux, vain d’une telle tentative. Voilà pourquoi l’anthropocentrisme est obligé de triompher résolument pour s’effondrer.
C’est le fruit d’un vaste élan, qui a commencé avec l’agriculture et la domestication des animaux, pour devenir une conception absolue du monde au moment où la planète cède sous les coups de la transformation humaine sans limites, dans toutes les parties du monde.
La religion, au fond, sait d’ailleurs qu’il y a un problème en elle. Les moments de doute sont innombrables chez Moïse, Jésus et Mahomet. Il est très important de voir cela, car la religion possède une dignité fondamentale.
La religion n’est pas qu’une association de superstitions ; elle est une construction consolatrice à l’échelle de l’humanité elle-même, pour combler le terrible traumatisme vécu en raison de l’arrachement à la Nature.
En même temps, la religion est une aberration sur le plan des idées, de la raison : elle force les consciences, afin de les stabiliser, en tentant de canaliser d’un côté sans cesse la tendance historique à l’effondrement cannibale de la société sur elle-même devant ses contradictions, d’une part dans le sacrifice puritain et purificateur, et en tenant d’autre part de geler le développement de la société dans le droit et la concorde incapacitante.
C’est pourquoi, plus l’humanité devient mature pour un retour à la Nature, en conservant les acquis de son parcours, plus la religion est obligée de basculer dans des pôles contraires, comme le nihilisme et le relativisme, le spiritualisme sans règles et la fétichisation morbide, la familiarité affective et le culte effréné.
Et, si on renverse ce constat, alors on obtient un portrait de ce qu’était la religion à ses débuts : une tentative de se débattre entre les forces du bien et celles du mal, entre le bonheur et le malheur, la joie et la souffrance.
C’est là où on retrouve la notion de sacrifice, pour trancher le rapport de forces entre les dieux du bien et ceux du mal.
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