La religion, illusion nécessaire de l’humanité sortie de la Nature

Les animismes polythéistes considéraient que la vie quotidienne était directement liée au cosmos, par conséquent le moindre acte était lié au divin ou au maléfique et exigeait qu’on agisse en fonction. La vie était très difficile et on faisait un fétiche de tout.

Le monothéisme considère que l’être humain n’est pas tant lié au cosmos qu’à Dieu. C’est différent, car ce qui existe, ce n’est plus un grand tout indifférencié, mais une société bien délimitée entretenant un rapport direct à un seul Dieu considéré comme absolu.

Ces différences sont surtout formelles, ce qui compte étant leur base : le monothéisme intervient une fois que l’agriculture et la domestication des animaux sont bien en place.

Moïse sauvé des eaux sur une fresque de la synagogue de Doura Europos, Syrie, milieu du 3e siècle

Il faut bien voir la différence. Dans une humanité qui s’est déjà pour beaucoup élancée, il y a une certaine maîtrise de l’agriculture, ainsi que la pratique de la domestication des animaux. Néanmoins, les catastrophes ne sont jamais loin et pour cette raison, l’inquiétude est permanente. L’atmosphère était toujours anxiogène.

Dans le cadre du monothéisme par contre, il y a assez de stabilité. Cela fait par exemple que les fêtes se produisent alors de moins en moins de manière directement liée à la vie quotidienne, mais de manière symbolique.

Autrement dit, dans l’animisme polythéiste, tout concerne la vie quotidienne et l’environnement local, tandis que dans le monothéisme on salue des événements lointains, conceptuels, abstraits, tels que la sortie du désert des Hébreux, la naissance de Jésus ou bien la première révélation faite à Mahomet par l’archange Gabriel.

Dans le monothéisme, l’imagination de l’humanité s’est ainsi déplacée. On passe du fétiche au concept. Et on peut le faire, car on est moins dépendant de l’angoisse du lendemain.

Mieux, les angoisses sont alors domestiquées en peurs rationalisables sur le plan symbolique ou rituel par exemple, ou par « l’initiation » mystique transformant l’angoisse en ataraxie ou en extase.

Si on comprend cela, alors on comprend que ce ne sont pas les religions qui font les mœurs, mais les mœurs la religion. Bien entendu, dialectiquement, en fait les deux sont vrais. Mais les religions ne sont jamais une expression extérieure aux sociétés.

Icône de Notre-Dame de Kazan, 1649

Il n’est pas possible de forcer une société à adopter une religion. Il faut de nombreux facteurs pour qu’une religion soit adoptée, comme en témoigne d’ailleurs les vagues de conversion à certains endroits et pas d’autres. L’Arménie est restée chrétienne dans une zone musulmane ; la partie orientale du Bengale est devenue musulmane contrairement à sa partie occidentale, et en étant très éloigné des zones majoritairement musulmanes, etc.

On peut également voir que chaque religion connaît de grandes variétés dans son application selon les pays, en raison du fait qu’elles sont adaptées, façonnées selon les réalités historiques. Un changement de pouvoir a pu historiquement également amener une réinterprétation des dogmes religieux, comme en témoignent les variétés de dynasties musulmanes.

La religion est ainsi une police des mœurs, car les mœurs ont façonné la religion. Et la religion choisie, adoptée, portée, relève d’une nécessité propre aux sociétés à un certain moment, en un certain endroit.

L’exemple le plus facile et le plus connu est le protestantisme. Il est né tout d’abord en Bohème-Moravie avec Jan Hus, répondant aux exigences des villes, des commerçants, des artisans, mais également du peuple, à la fois contre le clergé, l’empire et la domination allemande. Il y a ensuite eu le courant taborite, portant directement les intérêts des masses paysannes en révolte.

Manuscrit tchèque de la toute fin du 15e siècle montrant un prêche de Jan Hus

Puis il y a eu Martin Luther, qui a fini par aligner sa variante de protestantisme sur l’intérêt des princes allemands, et Jean Calvin a ensuite développé le protestantisme « pur » comme véritable idéologie de l’entrepreneur capitaliste.

Mais cela est vrai pour toutes les religions, dans toutes leurs interprétations. Et si c’est le cas, c’est parce que l’humanité, sortie de la Nature, se comporte de manière erratique, et suit encore aveuglément le progrès des forces productives.

C’est en ce sens que la fameuse citation de Karl Marx est bien plus subtile qu’elle n’en a l’air.

« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme.

Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu.

Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers.

La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles.

Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu.

Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel.

Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »

En fait, Karl Marx ne parle pas que de la religion au moment où elle existe. Il parle également de la religion au sens général, en tant que forme existante pour l’humanité sortie de la Nature et non encore revenue à elle.

Lorsqu’il dit que « la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité », il ne veut pas seulement dire que la religion est une illusion, qui est utile, car l’humanité souffre.

Il veut dire par là, en réalité, que l’être humain s’est déconnecté du réel en général. Au sens strict, il ne le dit pas directement, il le sous-tend. Le fait qu’il dise toutefois que l’humanité doit renoncer à la religion souligne bien que l’humanité doit être passée à un nouveau stade pour pouvoir ne plus en avoir besoin.

En fait, lorsque Karl Marx dit de la religion qu’elle « est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu », il faut comprendre que l’esprit des conditions sociales ne sera plus exclu que dans le communisme.

On doit même dire que la religion accompagne forcément l’humanité tout au long de sa sortie de la Nature. C’est une fiction inévitable pour une humanité qui s’imagine seule au monde. Dieu est le reflet de sa prétention, de sa démesure.

L’humanité a été grisée et tourmentée par sa sortie de la Nature, par son développement spécifique. Tant qu’elle ne comprendra pas qu’elle n’est qu’un aspect de la Biosphère qu’est la planète, la religion sera présente.

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