La Russie a-t-elle réussi à contourner la dissuasion nucléaire, et va-t-elle être la première à employer une arme nucléaire tactique ?

La Russie a modifié sa doctrine de l’emploi de l’arme atomique, et ce n’est pas dû simplement à la situation militaire dans le conflit armé l’opposant au régime ukrainien soutenu par l’Otan. On est ici dans un redéploiement stratégique, qui correspond au rapport étroit de la Russie avec la Chine.

Il faut absolument comprendre cette question, car ce qui est en jeu, c’est l’emploi d’une arme nucléaire tactique. Son emploi apparaît, en fait, comme relativement inéluctable.

La quête du contournement de la destruction mutuelle assurée

Dans un ancien numéro de Crise, il était expliqué que les grandes puissances cherchaient à contourner le principe de la « destruction mutuelle assurée », car il fallait bien parvenir à une expansion, d’une manière ou d’une autre, sans pour autant déboucher immédiatement sur un conflit nucléaire généralisé.

L’article se trouve dans le numéro 18, datant de février 2022 ; son titre est « Les stratégies impérialistes de contournement de l’équilibre de la terreur à l’époque de la seconde crise générale du capitalisme : l’asphyxie comme approche de la superpuissance américaine, le délitement comme approche sino-russe ».

L’article a été publié juste avant le début du conflit armé en Ukraine, mais il était déjà annoncé depuis plusieurs mois dans Crise que cela se produirait immanquablement, de par les contradictions existantes.

Citons ici un passage sur la destruction mutuelle assurée.

« Il n’est guère possible de contourner le MAD à moins de disposer d’une supériorité technique tellement avancée qu’elle submerge l’adversaire. Les superpuissances ont bien entendu tout essayé en ce sens, mais leurs tentatives ont toutes échoué. L’idée de base, la plus élémentaire, est de pilonner de manière si massive que l’ennemi n’a pas le temps de réagir.

Le plan « Half Moon » de la superpuissance américaine visait en 1948 à lancer des bombes atomiques massivement sur 70 cibles soviétiques, vitrifiant 28 millions d’habitants. L’URSS n’avait alors pas l’arme atomique, qu’elle posséda en 1949. Mais au-delà de la question de l’arme ce qui est en jeu c’est bien entendu aussi voire surtout la capacité à faire accepter à l’opinion publique une telle offensive.

Avec le MAD, le principe de pilonner massivement se maintint, mais en raison de la réaction totale qu’implique le MAD et de l’équilibre technologique régnant, ce n’était pas possible, à moins de trouver des missiles qui aillent si vite et qui contournent tellement les défenses que l’adversaire n’ait aucunement le temps de réagir. »

Citons ici un passage sur la quête de contournement de cette destruction mutuelle assurée.

« Les impérialistes sont coincés, parce qu’ils aimeraient prolonger certaines situations, en profiter pour « déborder » militairement, mais ils ne le peuvent pas. Il a fallu trouver une parade. C’est là qu’il faut étudier l’asphyxie comme approche de la superpuissance américaine, le délitement comme approche sino-russe. »

Tel est le problème : comment avancer en termes d’expansion si un conflit lancé peut déboucher sur une guerre nucléaire devenant forcément généralisée ?

L’article dit que chaque camp a son approche. La superpuissance impérialiste américaine et l’Otan cherchent à profiter de leur suprématie militaire, économique, financière, culturelle… pour asphyxier.

On peut considérer que l’effondrement en douze jours de la Syrie en décembre 2024 est une expression d’une telle asphyxie. Le pays était sous embargo occidental, une opposition armée majeure existait au Nord soutenue par la Turquie, une partie du pays était géré par les forces armées kurdes directement soutenu par l’armée américaine, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont fait miroiter une ré-intégration internationale.

Du côté de la Chine et de la Russie, on vise le délitement. Comme le dit l’article,

« Il s’agit de provoquer des fissures, des failles, de systématiser les petits chocs, afin que soient provoquées des situations qui échappent à l’ordre impérialiste dominant dans sa substance et empêche l’équilibre de la terreur de s’imposer. »

Un exemple, idiot mais pas tant que ça, est le soutien russe aux « gilets jaunes » en France, notamment au moyen d’un média comme RT. Il s’agit de faire caisse de résonance à ce qui est contestation, remise en cause, troubles, etc.

La situation a changé : la possibilité de l’emploi d’une arme tactique

Les pratiques de contournement – asphyxie ou délitement – prennent un nouveau sens avec l’escalade militaire en Ukraine. C’est Emmanuel Macron qui a ouvert ici une nouvelle période historique, le 26 février 2024, en affirmant qu’était possible un envoi français de troupes au sol pour soutenir l’armée ukrainienne.

C’était là ouvrir la boîte de Pandore de l’intervention occidentale en termes militaires, chose qui va bien plus loin que la fourniture d’armements et d’informations.

Le second moment a été l’autorisation donnée par la superpuissance impérialiste américaine de mener des frappes en profondeur en Russie, au moyen de missiles américains. Le Royaume-Uni est sur la même ligne, la France ne le dit pas mais c’est le cas, seule l’Allemagne refuse encore.

C’est que l’emploi de tels missiles exige un calibrage, qui par définition ne peut être réalisé que par des experts formés dans les pays qui les ont fabriqués.

Cela veut dire qu’un missile américain envoyé en profondeur en Russie a forcément été paramétré par des cadres militaires américains. C’est pareil pour les Britanniques et les Français. Cela fait forcément passer un cap dans la belligérance.

Le troisième moment, cela fut la « rumeur » selon laquelle le régime ukrainien pourrait mettre en place une arme atomique. Cette rumeur d’octobre 2024 a amené le président ukrainien Volodymyr Zelensky à souligner que l’Ukraine n’envisageait pas de produire des armes nucléaires.

Cette hypothèse d’une éventuelle fabrication est indéniablement due aux factions ultras si puissantes en Ukraine, et qui sont confrontées aux graves revers sur le front, la Russie commençant à l’emporter.

Le quatrième moment, ce fut l’emploi du missile « Oreshnik » par la Russie, le 21 novembre 2024, contre une usine d’armement à Dnipropetrovsk (devenu « Dnipro » en raison de la loi ukrainienne sur la « décommunisation »).

En pratique, c’est un missile balistique intercontinental capable de transporter plusieurs ogives nucléaires, remplacées cette fois-ci par un armement conventionnel.

La Russie a modifié le missile pour qu’il soit de moyenne portée, mais cela ne change rien à la nature de « l’avertissement » à l’encontre des pays occidentaux. Il y a ici une démonstration de la capacité à « appuyer sur le bouton », sans ambiguïté : un tel missile coûte très cher pour un résultat qui n’a rien de spécial comparé aux missiles classiques.

Le paradoxe qu’on affronte alors fin 2024, c’est qu’on retombe alors à la case départ. La Russie, en affrontant l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’Otan, ne provoque en théorie pas une situation où il y a un risque de destruction mutuelle assurée.

Et pourtant, la problématique est apparue de nouveau, poussée par les contradictions à tous les niveaux de ce qui est, somme toute, l’affrontement pour l’hégémonie mondiale entre les superpuissances impérialistes américaine et chinoise.

La modification de la doctrine russe de l’armement atomique

Le 19 novembre 2024, le président russe Vladimir Poutine a annoncé la modification de la doctrine russe concernant l’emploi de l’arme atomique. Ce n’était pas une surprise : il avait déjà affirmé le 25 septembre 2024, dans le cadre d’une réunion du Conseil russe de Sécurité, que de par « l’évolution de la situation militaire et politique actuelle », il s’agissait désormais « d’adapter en conséquence les dispositions du document de planification stratégique aux réalités actuelles ».

C’était néanmoins plus un avertissement qu’autre chose ; dans les faits, le changement de doctrine en novembre a été annoncé dans la foulée de l’emploi par l’armée ukrainienne de missiles américains à longue portée (les missiles MGM-140 ATACMS). Le rapport à faire entre les deux événements est évident.

Quelles sont les modifications apportée ? Normalement, la Russie considérait que l’emploi d’une arme atomique répondait à la remise en cause même de son existence, remise en cause soit au moyen d’armes nucléaires, soit au moyen d’armes conventionnelles. Ce second point n’était pas formulé formellement dans la doctrine, mais il a toujours été considéré que c’était implicite.

Désormais, il y a trois nouveaux cas de figure :

– une attaque conjointe contre la Russie, par des moyens conventionnels d’envergure, de la part d’un « État non nucléaire, mais avec la participation ou le soutien d’un État nucléaire » ;

– une attaque aérienne massive (au moyens d’avions, drones, armes hypersoniques, missiles, etc.) ;

– une « menace critique à leur souveraineté et (ou) leur intégrité territoriale » concernant les Etats de l’Union (de la Biélorussie et de la Russie).

La doctrine nucléaire russe est également concernée par des thématiques nouvelles : une attaque provoquant des catastrophes environnementales, des exercices militaires à grande échelle aux frontières, une action provoquant la séparation d’une partie du territoire russe, de nouvelles coalitions visant la Russie.

Concernant ce dernier point, la doctrine précisé maintenant que l’attaque par un membre d’une coalition sera considérée comme relevant de celle-ci dans son entièreté. 

L’emploi du missile « Oreshnik » date, on l’aura compris, de deux jours après cette modification de la doctrine nucléaire russe.

Les pays occidentaux ont immédiatement considéré que tout cela relevait d’un vaste bluff, se moquant des avertissements du Kremlin depuis 2022, des « lignes rouges » posées sans que jamais il n’y ait rien, etc.

L’une des cibles des moqueries en particulier est Dmitri Medvedev, le Vice-président du Conseil de sécurité de Russie (le président étant Vladimir Poutine), ancien président et premier-ministre, et actuel président de « Russie unie », le parti au pouvoir. Dmitri Medvedev ne cesse, en effet, depuis 2022, de faire des commentaires à la fois provocateurs et en même temps plein d’avertissements concernant l’emploi de l’arme atomique.

En réalité, tout cela relève d’un contournement de la destruction mutuelle assurée, sur la base de l’escalade pour la désescalade.

Sergueï Karaganov interviewé par Le Figaro

Le 3 décembre 2024, Le Figaro publiait une interview de Sergueï Karaganov. C’est une surprise, car il est très largement inconnu du grand public : seuls les experts du monde russe, pour les questions de « géostratégie », en ont entendu parler.

C’est d’autant plus étonnant qu’en plus de laisser parler un Russe dans le plus grand média français, celui-ci tient des propos absolument explosifs. On aborde directement la question de l’emploi d’une arme nucléaire tactique, que Sergueï Karaganov appelle de ses vœux !

Avant de voir ce qu’il dit, regardons la présentation de celui-ci par le Figaro :

« Écouté au Kremlin, président d’honneur du très influent Conseil de politique étrangère et de défense (SVOP) qu’il a cofondé en 1992, Sergueï Karaganov est une figure clé de la pensée stratégique russe. »

Le Figaro avertit : il faut écouter ce qu’il a à dire. Et que dit Sergueï Karaganov ?

« LE FIGARO. – Que pensez-vous des changements apportés récemment par Vladimir Poutine à la doctrine nucléaire russe ?

Sergueï KARAGANOV. –L’objectif de la politique de la Russie est d’abaisser le seuil d’utilisation des armes nucléaires et de barrer la route à une guerre nucléaire majeure.

Poutine a précisé que la Russie a le droit d’utiliser des armes nucléaires, y compris contre des puissances non-nucléaires qui mènent la guerre contre nous avec le soutien de puissances nucléaires. Il s’agit d’une innovation importante, mais il existe également d’autres changements. Je m’en félicite car cela fait plusieurs années que je plaide pour de tels changements (…).

La dissuasion nucléaire ne fonctionne plus. Il faut réintroduire un fusible nucléaire dans l’ensemble du système international et cela ne s’applique pas seulement aux relations entre la Russie et l’Occident.

Vos propositions risquent de mener à une escalade…

Oui, il est nécessaire de conduire à l’escalade. J’encourage la Russie à progresser sur l’échelle de l’escalade vers la dissuasion et l’intimidation.

Des pas ont déjà été faits en ce sens mais il faut aller plus loin pour dégriser tout d’abord nos voisins européens qui, de mon point de vue, ont perdu la raison.

Comme il y a cent ans, ils sont en train de pousser le monde vers une guerre mondiale tandis que les Américains misent cyniquement sur une guerre entre la Russie et l’Europe en espérant qu’un tel conflit épuise la Russie et dépouille en même temps l’Europe (…).

Toute attaque à grande échelle contre la Fédération de Russie, toute utilisation de la force armée contre ses citoyens, pourrait être à l’origine d’une frappe nucléaire.

Naturellement, la doctrine ne le dira pas comme cela. Mais je pense qu’elle devrait délier les bras de notre président pour lui permettre d’utiliser ces armes en cas d’attaque contre la Fédération de Russie et les citoyens russes, ainsi que contre nos alliés les plus proches, notamment la Biélorussie.

Le seuil doit être abaissé le plus possible.

Deuxièmement, nous devons modifier la doctrine pour que notre population soit préparée à une telle politique. Troisièmement, des changements sont nécessaires pour ajuster la production des forces de dissuasion, à la fois stratégique et non stratégique. »

Sergueï Karaganov est effectivement connu pour proposer cette ligne. Et ce qui est clair, c’est que Le Figaro n’est pas allé le chercher tout seul. Est-ce la Russie ou la France qui a demandé que son point de vue soit connu ?

Peu importe, voyons donc en détail sa lecture stratégique, ce qui va permettre d’éclairer la question de l’emploi d’une arme nucléaire tactique.

Sergueï Karaganov et la « Russie forteresse » tournée vers la Chine

Sergueï Karaganov considère que les deux prochaines décennies vont être celles de grands bouleversements. Il faut donc une « Russie forteresse ».

Ce que cela veut concrètement dire, c’est qu’elle soit auto-suffisante à tous les niveaux – ce qui n’est pas, selon lui, l’autarcie. Il s’agit simplement d’éviter tout alignement sur une « échelle de valeurs » qui a été posée en-dehors de la Russie, car cela implique son encadrement, sa soumission.

Il s’agit également, à tout prix, de ne pas s’impliquer dans des conflits au niveau mondial. Cela paraît paradoxal avec l’intervention contre l’Ukraine, qu’approuve Sergueï Karaganov. Mais c’est là une question de sécurité et de profondeur stratégique, car en pratique l’Ukraine est un simple fardeau, considère-t-il.

L’avenir, c’est pour lui la Sibérie, et tout se joue donc avec la Chine et les pays d’Asie centrale. Il dit ouvertement que la Russie doit être « sibérianisée », qu’il faut en finir avec l’Europe :

« Il aurait été préférable de terminer notre odyssée occidentale et européenne un siècle plus tôt. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose d’utile à emprunter à l’Occident, même si de nombreux déchets s’y infiltrent.

Mais en achevant tardivement le voyage, nous conserverons la grande culture européenne qui est aujourd’hui rejetée par la mode post-européenne. Sans elle, nous n’aurions pas créé la plus grande littérature du monde. Et sans Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Gogol et Blok, nous ne serions pas devenus un grand pays et une grande nation. »

L’occident est de toutes façons condamné à être rejeté à une place bien moindre, de par les efforts de la majorité mondiale :

« L’Occident devrait être relocalisé à une place plus modeste, mais digne, dans le système mondial. Il n’est pas nécessaire de l’expulser : étant donné le vecteur de développement de l’Occident, il partira de lui-même. Mais il est nécessaire de dissuader fermement toute action d’arrière-garde de l’organisme encore puissant de l’Occident. Des relations normales peuvent être partiellement rétablies dans une vingtaine d’années. Mais elles ne sont pas une fin en soi. »

Cela s’accompagne d’un alignement total sur la Chine, qui va prendre une place essentielle dans le monde :

« Si la Russie reste forte (et nous devrons nous battre pour cela), si la Chine reste un géant épris de paix et si leurs dirigeants et leurs peuples approfondissent leur amitié, ces deux pays deviendront le rempart de la paix et de la stabilité internationales. »

Quel rapport alors avec l’emploi de l’arme nucléaire tactique ?

C’est que justement, suivant cette perspective, la rupture avec l’Europe doit être consommée. Et la Russie suit déjà cette ligne, puisqu’elle rompt à tous les niveaux avec l’Europe, coupant les ponts, se définissant désormais comme asiatique.

Cela pose un énorme problème aux Russes, qui eux savent bien que ce n’est pas vrai, et que s’ils sont asiatiques, ils sont également européens. Mais la ligne dominante en Russie est celle du « grand départ » de l’Europe.

Sergueï Karaganov et la théorie de l’emploi de l’arme atomique pour l’éviter

Tout cela amène à la stratégie de l’abaissement du seuil de l’emploi de l’arme atomique. Comme la dissuasion est devenue une abstraction, il faut la réinscrire dans la pratique – c’est l’escalade pour la désescalade.

Sergueï Karaganov est à ce titre le théoricien de la frappe justifiée contre les pays de l’Otan, et il est interdit pour lui de venir dans l’Union européenne à cause de ces propos d’ailleurs.

« La politique de la Russie devrait se fonder sur l’hypothèse que l’OTAN est un bloc hostile qui a prouvé son agressivité par sa politique antérieure et qui mène de facto une guerre contre la Russie. Par conséquent, toute frappe nucléaire sur l’OTAN, y compris préventive, est moralement et politiquement justifiée (…).

Je pense qu’il serait souhaitable de limiter la puissance des têtes nucléaires à 30-40 kilotonnes, par exemple, soit une bombe d’Hiroshima et demie ou deux, afin que les agresseurs potentiels et leurs populations comprennent ce à quoi ils sont confrontés (…).

Dieu a frappé Sodome et Gomorrhe, plongées dans l’abomination et la débauche, d’une pluie de feu. L’équivalent moderne : une frappe nucléaire limitée sur l’Europe. »

Tout cela est dit, bien entendu, au nom de l’optimisme :

« Si nous survivons aux deux prochaines décennies, si nous évitons un autre siècle de guerres, comme l’a été le vingtième siècle, en particulier sa première moitié, nos enfants et nos petits-enfants vivront dans un monde multicolore, multiculturel et beaucoup plus juste. »

C’est justement pour arriver à ce monde-là que l’emploi de l’arme nucléaire tactique, donc, prend son sens. Le principe est le suivant : la Russie pense qu’au long cours, elle est bien placée. Pour se couvrir, elle tourne le dos à l’occident.

En partant, elle ferme la porte, et la verrouille : cette porte, c’est l’Ukraine. L’arme nucléaire tactique, c’est pour verrouiller.

La propagande occidentale selon laquelle la Russie veut envahir l’Europe est, en plus d’être absurde car infaisable, d’autant plus erronée que ce n’est pas du tout l’optique russe.

La Russie sait bien qu’elle ne parviendrait pas à gérer un pays capitaliste développé conquis, et même l’Ukraine serait un cauchemar, alors que le pays est culturellement proche et dans une situation économique terriblement arriérée.

Gagner serait de toutes façons extrêmement difficile, même si en même temps la Russie, et en première ligne d’ailleurs Sergueï Karaganov, pense que jamais les États-Unis ne lanceront une arme atomique sur la Russie simplement pour défendre l’Europe.

L’arme nucléaire tactique ne viserait justement pas à ouvrir des portes pour avancer tactiquement vers l’ouest, mais à la fermer, pour aller stratégiquement vers l’est !

L’emploi de l’arme nucléaire tactique apparaît comme inévitable

Le problème de fond de la Russie, c’est que les occidentaux considèrent que l’utilisation de l’arme atomique ne se fera pas, et que toutes les menaces russes sont du bluff. Comme les Russes sont des Russes, ils en ont trop fait à ce sujet pour que cela soit lisible du point de vue occidental, et le fil de la compréhension a été rompue.

Il apparaît donc que l’emploi de l’arme nucléaire tactique semble inévitable du point de vue russe. Il ne s’agit pas de l’utiliser pour avancer sur le champ de bataille, et il ne s’agira pas non plus réellement de faire face à une menace immédiate de grande ampleur.

Cela sera utilisé comme moyen de geler une situation, non pas sur le court terme, mais dans une perspective stratégique. Logiquement, cela se produira au moment maximum de la poussée russe en Ukraine, lorsque la Russie considérera qu’elle n’est pas en mesure d’aller plus loin sans des dommages irréparables.

L’utilisation d’une telle arme finira les hostilités sur le champ, elle gèlera tout. En même temps, on se doute qu’il faut arriver à une tension énorme pour arriver jusque-là.

C’est là tout le paradoxe du contournement de la destruction mutuelle assurée. En fait, c’est assez simple si on regarde les choses ainsi : l’arme nucléaire a perdu sa nature stratégique, alors elle acquière une portée tactique, qui reste à « découvrir ».

C’était en fait déjà le cas à Hiroshima et Nagasaki. Seulement, à l’époque, cela n’avait pas été compris, pour deux raisons :

– le Japon a capitulé, donc il a été attribué une valeur stratégique à l’arme nucléaire ;

– l’arme nucléaire employée alors équivaut à une version « tactique » aujourd’hui, mais à l’époque c’était le maximum possible et cela a été interprété comme une arme « stratégique » (les armes nucléaires de 1945 étaient de 20 kilotonnes, aujourd’hui c’est 100, 300 kilotonnes).

Il ne faut pas aller jusqu’à dire que l’arme nucléaire tactique est à mettre sur le même plan que les drones, néanmoins cela va dans le même sens. Cela devient un outil nécessaire pour les affrontements modernes. C’est en quelque sorte le déséquilibre de la terreur de la première partie du 21e siècle, par opposition à l’équilibre de la terreur de la seconde partie du 20e siècle. ■

Le  21 novembre 2024, à l’occasion du lancement du missile « Oreshnik » sur une usine militaire de Dnipropetrovsk, le président russe Vladimir Poutine est intervenu à la télévision dans la soirée pour tenir un discours. Ce dernier est ici reproduit.

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Je voudrais informer le personnel des forces armées de la Fédération de Russie, les citoyens de notre pays, nos amis dans le monde entier et ceux qui continuent à se faire des illusions sur la possibilité d’infliger une défaite stratégique à la Russie des événements qui se déroulent aujourd’hui dans la zone où se déroule l’opération militaire spéciale, à savoir [la situation ]après l’utilisation d’armes de longue portée fabriquées par l’Occident sur notre territoire.

Poursuivant l’escalade du conflit en Ukraine provoquée par l’Occident, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont déjà annoncé qu’ils autorisaient l’utilisation de leurs systèmes d’armes de précision à longue portée sur le territoire de la Fédération de Russie.

Les experts savent bien, et la partie russe l’a souligné à plusieurs reprises, qu’il est impossible d’utiliser de telles armes sans l’implication directe de spécialistes militaires des pays qui les produisent.

Le 19 novembre, six missiles opérationnels-tactiques ATACMS de fabrication américaine et, le 21 novembre, au cours d’une attaque combinée de missiles, des systèmes Storm Shadow de fabrication britannique et HIMARS de fabrication américaine ont frappé des installations militaires sur le territoire de la Fédération de Russie – dans les régions de Briansk et de Koursk.

À partir de ce moment, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, le conflit régional en Ukraine provoqué par l’Occident a pris une dimension mondiale.

Nos systèmes de défense aérienne ont repoussé ces attaques. Par conséquent, les objectifs manifestement fixés par l’ennemi n’ont pas été atteints.

Une fois de plus, je tiens à souligner en particulier que l’utilisation de telles armes par l’ennemi n’est pas en mesure d’affecter le déroulement des opérations de combat dans la zone d’opération militaire spéciale.

Nos troupes progressent avec succès sur toute la ligne de contact. Toutes les tâches que nous nous sommes fixées seront accomplies.

En réponse à l’utilisation d’armes à longue portée américaines et britanniques, les forces armées russes ont lancé, le 21 novembre dernier, une frappe combinée sur l’une des installations du complexe défense-industrie ukrainien.

Dans des conditions de combat, elles ont également testé l’un des plus récents systèmes de missiles russes à moyenne portée, en l’occurrence un missile balistique à configuration hypersonique non nucléaire.

Nos ingénieurs en missiles l’ont baptisé « Oreshnik ». Les essais ont été couronnés de succès et l’objectif du lancement a été atteint. Sur le territoire ukrainien, dans la ville de Dniepropetrovsk, l’un des complexes industriels les plus importants et les plus connus depuis l’époque de l’Union soviétique, qui produit encore aujourd’hui des équipements de missiles et d’autres armes, a été touché.

Nous développons des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en réponse aux projets des États-Unis de produire et de déployer des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en Europe et dans la région Asie-Pacifique.

Nous pensons que les États-Unis ont commis une erreur en mettant unilatéralement fin au traité sur l’élimination des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en 2019 sous des prétextes fallacieux.

Aujourd’hui, les États-Unis ne se contentent pas de produire de tels équipements, mais, comme nous pouvons le constater, ils ont réglé les questions liées au déploiement de leurs systèmes de missiles avancés dans différentes régions du monde, y compris en Europe, lors d’exercices d’entraînement pour leurs troupes. En outre, au cours de ces exercices, elles s’entraînent à les utiliser.

Permettez-moi de vous rappeler que la Russie s’est volontairement et unilatéralement engagée à ne pas déployer de missiles de moyenne et de courte portée tant que les armes américaines de ce type n’apparaîtront dans aucune région du monde.

Je le répète : nous procédons à des essais réels du système de missiles Oreshnik en réponse aux actions agressives des pays de l’OTAN à l’encontre de la Russie.

La question de la poursuite du déploiement de missiles à moyenne et courte portée sera décidée par nous en fonction des actions des États-Unis et de leurs satellites.

Nous déterminerons les cibles des nouveaux essais de nos derniers systèmes de missiles en fonction des menaces qui pèsent sur la sécurité de la Fédération de Russie.

Nous nous considérons autorisés à utiliser nos armes contre les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre les nôtres, et en cas d’escalade des actions agressives, nous répondrons de la même manière décisive et en miroir.

Je recommande aux élites dirigeantes des pays qui envisagent d’utiliser leurs contingents militaires contre la Russie d’y réfléchir sérieusement.

Il va sans dire que lorsque nous choisirons, si nécessaire et à titre de mesure de rétorsion, des cibles à frapper par des systèmes tels que « Oreshnik » sur le territoire ukrainien, nous proposerons à l’avance aux civils et demanderons également aux citoyens des États amis qui se trouvent sur place de quitter les zones dangereuses.

Nous le ferons pour des raisons humanitaires, ouvertement, publiquement, sans craindre l’opposition de l’adversaire, qui reçoit également ces informations.

Pourquoi aucune crainte ?

Parce qu’il n’existe aujourd’hui aucun moyen de contrer de telles armes.

Les missiles attaquent des cibles à une vitesse de Mach 10, soit 2,5 à 3 kilomètres par seconde.

Les systèmes de défense aérienne actuellement disponibles dans le monde et les systèmes de défense antimissile créés par les Américains en Europe ne peuvent pas intercepter ces missiles, c’est impossible.

Je voudrais souligner une fois de plus que ce n’est pas la Russie, mais les États-Unis qui ont détruit le système de sécurité internationale et qui, en continuant à se battre et à s’accrocher à leur hégémonie, poussent le monde entier vers un conflit mondial.

Nous avons toujours préféré et sommes désormais prêts à résoudre tous les différends par des moyens pacifiques. Mais nous sommes également prêts à faire face à toute évolution des événements.

Si quelqu’un en doute encore, c’est en vain : il y aura toujours une réponse.