La Tchécoslovaquie fut, de tous les pays de l’Est, le modèle des démocraties populaires. La prise du pouvoir de février 1948 se fit sans même la présence de troupes soviétiques dans le pays ; le Parti Communiste de Tchécoslovaquie disposait d’une immense base et avait toujours été celui numériquement le plus nombreux des Partis Communistes par rapport au nombre d’habitants de chaque pays.
Le pays disposait également d’une histoire glorieuse avec la révolte hussite et les guerres taborites. L’identité nationale s’est associée avec une exigence démocratique-pacifique, à rebours du militaro-catholicisme autrichien.
Les problèmes étaient cependant importants. Sous domination austro-hongroise, le pays qui était la zone industrielle de la partie autrichienne de l’empire avait connu la période appelée temno, l’idée étant celle de ténèbres, avec l’écrasement de toute vie culturelle et intellectuelle. La renaissance nationale a triomphé, mais a amené la formation d’une véritable bourgeoisie, puissante et moderne : un capitaliste comme Tomáš Bata avait même créé un bureau-ascensceur dans le bâtiment principal de 17 étages de son entreprise, pour être plus effectif.
Cela faisait du pays après 1918 un bastion capitaliste d’esprit libéral, avec à sa tête une figure de haut niveau, Tomáš Masaryk (1850-1937). La Tchécoslovaquie se voyait accorder une « mission » mondiale, celle d’assumer la démarche libérale-pacifique devant servir d’exemple au monde.
Toute une immense littérature vint exprimer cette vision du monde correspondant à un positivisme à la Auguste Comte dans un esprit démocratique – évolutionniste avec un certain existentialisme pessimiste, le principal représentant en littérature étant Karel Čapek. Sont peu ou prou liés à ce courant « tchèque » le philosophe juif de Moravie Edmund Husserl (1859-1938), inventeur de la « phénoménologie » et influencé initialement par Tomáš Masaryk, ainsi que dans un certain sens le Praguois Karl Kautsky (1854-1938), qui devint le chef de file de la social-démocratie internationale après la mort de Friedrich Engels.
Il y avait de plus une importante question nationale. Le pays était divisé en deux zones : la partie tchèque et la partie slovaque, les deux s’unissent en raison de leurs langues extrêmement proches et de leur existence comme petites nations perdues dans une Europe centrale marquée par les hégémonismes aux dépens des petits peuples slaves.
La partie tchèque était toutefois elle-même relativement divisée culturellement entre la Bohême, avec sa capitale Prague, et la Moravie, avec sa capitale Brno, la « Manchester » du pays.
A cela s’ajoute une énorme minorité allemande. Sur les 10 millions de citoyens de la partie tchèque, composée de la Bohême, de la Moravie et de la petite Silésie, environ 7 millions sont tchèques, 3 millions allemands avant 1945.
La Slovaquie était quant à elle paysanne et arriérée, pétrie de catholicisme ; la moitié de ses habitants avait rejoint les États-Unis au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
Elle avait elle connue la domination hongroise pendant mille ans, avec une magyarisation brutale dans les derniers siècles, faisant du hongrois la seule langue reconnue jusqu’à l’effondrement de l’Autriche-Hongrie en 1918. 30 % des citoyens de la partie slovaque étaient hongrois avant 1945.
Le rôle des Allemands et des Hongrois dans le démantèlement de la Tchécoslovaquie posa un problème qui fut résolu de manière unanime par la république rétablie en 1945. Les décrets du président Edvard Beneš mirent en place l’expropriation et l’expulsion de 2,6 millions Allemands et de 400 000 Hongrois, les seules exceptions acceptées étant les personnes pouvant témoigner d’une activité antifasciste.
La Tchécoslovaquie était donc en 1948 un pays neuf, instaurant pour la première fois une réalité démocratique et formant un régime national équilibré avec une maîtrise des forces centrifuges, mais avec un arrière-plan difficile.
La mort, sans doute par empoisonnement, du dirigeant communiste Klement Gottwald en 1953 à la suite de la mort de Staline et l’avènement au pouvoir d’une clique soutenant Nikita Khrouchtchev en URSS allait bouleverser cette situation et laisser libre-cours à toutes les forces centrifuges. C’est la nature du Printemps de Prague, gigantesque confluence de tous les déséquilibres du pays.
La Slovaquie arriérée économiquement et culturellement avait des problèmes avec le socialisme, tout comme avec la prépondérance des Tchèques. Les Slovaques ne disposant en effet de pratiquement aucun cadre éduqué après être sorti de la soumissions à la Hongrie en 1918, les Tchèques avaient occupé pratiquement tous les postes administratifs. L’émergence d’une couche intellectuelle slovaque après 1950 allait bouleverser la donne et provoquer l’affirmation brutale d’un nationalisme petit-bourgeois slovaque.
Les éléments arriérés ou réactionnaires de la partie tchèque considéraient le soutien au développement de la partie slovaque comme un poids. La partie morave cherchait à faire contre-poids à la Bohême et surtout à Prague. Les éléments bourgeois, très puissants culturellement, cherchaient à relever la tête, alors que le Parti Communiste largement dépolitisé par le triomphe du révisionnisme en 1953 mettait en place ce qu’on doit appeler un « socialisme de marché ».
Le peuple en avait assez de la main-mise de la bureaucratie dans le pays, ainsi que de l’hégémonisme marqué de l’URSS. L’Allemagne et l’Autriche poussaient massivement à la déstabilisation également.
En 1968, la situation était littéralement explosive.