Les pénuries étaient déjà une difficulté, la crise fondamentale de l’agriculture présentait par contre un défi. Il fallait donc élargir le champ opératoire du capitalisme monopoliste d’État pour le maintenir.
Le social-impérialisme soviétique a en ce sens été très actif à l’extérieur du pays. Il y a deux raisons à cela.
La première, c’est que l’URSS profite de tous les rapports qui ont existé auparavant dans le cadre socialiste.
L’URSS socialiste était au cœur du Mouvement Communiste International, et celui-ci s’aligne d’ailleurs sur le révisionnisme. Il y a donc une implication directe dans des affaires internationales et l’URSS social-impérialiste va profiter de tous les réseaux existants pour influencer en sa faveur.
La seconde, c’est que l’URSS développe des ambitions toujours plus grandes. Il va y avoir au fur et à mesure un étalage toujours plus massif des activités soviétiques.
Le défi se pose de toutes façons dès le départ. L’insurrection de 1956 à Budapest était clairement portée par les forces anticommunistes en Hongrie, même s’il y avait le soutien du traître Imre Nagy et d’autres au sein du Parti là-bas.
Il fallait ainsi soit accepter de se faire éjecter du pays, avec un régime anti-URSS se formant, soit écraser militairement avec célérité. Et cela posait tout de suite le paradoxe : Nikita Khrouchtchev avait supprimé la ligne socialiste, instauré le libéralisme, et cela produisait tout de suite des troubles massifs.
Il y eut exactement le même cas de figure en 1968 en Tchécoslovaquie, sauf que cette fois les forces antisoviétiques relevaient du Parti Communiste de ce pays, se tournant vers un libéralisme prononcé.
Cela donna naissance à ce qui fut appelé la « doctrine Brejnev », qui consiste à poser une souveraineté limitée aux pays du bloc de l’Est. Et l’URSS ne parvint jamais à établir d’autres types de relations que difficiles ou conflictuelles avec l’ensemble de ces pays.
La Roumanie, avec Nicolae Ceaușescu, condamna par exemple ouvertement l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Mais plus généralement, il y avait une grande méfiance générale, surtout pour savoir si des pays comme la Pologne ou la Tchécoslovaquie agiraient comme on pourrait s’y attendre en cas de conflit avec l’Otan.
Un fait marquant fut la loi martiale en Pologne, de 1981 à 1983, instauré par Conseil militaire de salut national avec à sa tête le général Jaruzelski. Si l’URSS s’était abstenue d’intervenir directement, le régime militaire en place était clairement son émanation.
Il y avait ici une dimension très problématique dans les rapports avec les autres pays du bloc de l’Est, qui tient clairement à ce que le KGB en soit le principal agent. C’est d’ailleurs lui qui supervise tant l’intervention à Budapest en 1956 que celle à Prague en 1968.
Seule la Bulgarie, dont l’armée fut massivement armée pour faire face éventuellement à la Grèce et à la Turquie, ainsi que la République Démocratique Allemande, furent réellement considérées comme relativement fiables. Cela ne pouvait suffire.
À la question militaire se joignait la question économique. Il y avait le Pacte de Varsovie (en fait le Traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle), mais également le Comecon, le Conseil d’assistance économique mutuelle ou Conseil d’aide économique mutuelle.
Ce réseau économique des pays liés à l’URSS, le bloc de l’Est plus Cuba à partir de 1972 puis le Vietnam à partir de 1978, devait initialement permettre une meilleure coordination de la planification. En pratique, cela devint progressivement un outil de dépendance forcée par rapport aux productions soviétiques.
Cela ne profita toutefois pas réellement à l’URSS social-impérialiste, pour deux raisons. Tout d’abord, même si elle était gagnante, elle n’avait rien à acheter dans ces pays. De 1975 à 1985, elle amassa 15 milliards de roubles transférables, sans pouvoir rien en faire.
Ensuite, elle leur fournissait du pétrole à un prix moindre que le marché mondial, ce qui ne l’arrangeait pas alors que cela devenait une source majeure de revenus.
Qui plus est, les faiblesses du Comecon appuyèrent d’autant plus la dépendance avec les pays occidentaux. En 1975, ceux-ci représentaient 25 % des exportations totales et plus de 35 % des importations du Comecon. En 1979, 800 multinationales étaient présentes dans les pays du Comecon.
En URSS même, la même année, 600 centres économiques (gaz, pétrole, chimie, charbon, papier, métallurgie…) étaient liés pour entre 30 et 60 % à la vente de biens aux pays occidentaux. L’URSS devait 19 milliards de dollars aux pays occidentaux, les pays du Comecon 56 milliards.
Avec l’effondrement général, le Comecon représentait seulement 9 % de la production mondiale, contre 57 % pour les pays occidentaux.
L’URSS social-impérialiste se tournait, de toutes façons, davantage vers le tiers-monde. Le grand espoir de Léonid Brejnev, c’était le basculement de plusieurs pays du côté de l’URSS.
L’idée était que l’URSS social-impérialiste, profitant de son aura « révolutionnaire », reçoive l’appui de nouveaux « États nationaux » en quête d’indépendance et passant, dans les faits, dans l’orbite soviétique.
De là vient le soutien généralisé en Afrique, en Asie et en Amérique latine à différents mouvements de guérilla, en plus du soutien aux Partis Communistes agissant par contre légalement dans les situations « calmes ».
L’URSS misa notamment beaucoup sur deux zones particulières : l’Amérique centrale, avec le FSLN au Nicaragua et le FMLN au Salvador, et le Sud de l’Afrique, avec l’ANC en Afrique du Sud, le MPLA en Angola et la SWAPO en Namibie.
Dans les deux cas, on retrouve Cuba, une caricature de pays semi-colonial soumis au social-impérialisme soviétique, avec son Parti Communiste fondé par Fidel Castro après seulement que le gouvernement pro-américain ait été chassé.
Cuba servit en effet d’interface, soit avec des conseillers et des armes, soit avec des troupes puisque 300 000 soldats cubains allèrent en Angola pour soutenir le régime du MPLA contre l’intervention militaire sud-africaine.
Cela ne produisit cependant jamais les résultats escomptés. Si les guérillas à travers le monde s’alignaient toujours sur l’une ou l’autre des superpuissances – sauf si elles suivaient la ligne d’indépendance et d’autosuffisance, en adoptant le maoïsme – la superpuissance impérialiste américaine avait suffisamment de moyens pour geler les situations ou provoquer des contre-guérillas.
C’est le cas par exemple au Mozambique, où le FRELIMO pro-soviétique l’emporta en 1977, mais dut affronter pendant 15 ans le RENAMO pro-américain. Un autre exemple fut le Cambodge, qui fut envahi par le Vietnam et passa sous orbite soviétique, mais connut alors la guérilla des khmers rouges soutenue par la superpuissance impérialiste américaine et la Chine révisionniste.
Même lorsque l’URSS social-impérialiste décida en 1979 directement d’envahir l’Afghanistan, afin de s’en assurer totalement le contrôle par sa propre armée, la superpuissance impérialiste américaine fut en mesure d’alimenter une guérilla, celle des Moudjahidines, qui fut suffisamment puissante pour empêcher un réel contrôle du pays.
Si l’URSS ne perdit que 15 000 soldats en Afghanistan, avec plus de 50 000 blessés, son prestige militaire fut particulièrement touché, et le bourbier s’étala de 1979 à 1989, provoquant d’effroyables pertes civiles (entre 600 000 et 2 millions de morts).
S’ajoute à cela que sa nature social-impérialiste fut désormais flagrante, ce qui avait déjà été net pour beaucoup avec les accusations chinoises, menant par ailleurs à une situation à deux doigts de la guerre généralisée lors d’accrochages à la frontière sino-soviétique en 1969.
La visite du président américain Richard Nixon à Pékin en 1972 enfonçait d’ailleurs le clou à ce niveau, la Chine populaire de Mao Zedong parvenant à échapper à son isolement et à éviter que les deux superpuissances ne se tournent contre elle.
Du point de vue soviétique, la problématique sur sa façade orientale commençait donc à être sérieuse, alors qu’il y avait l’espoir d’avoir les mains totalement libres pour agir du côté occidental.
On a ici la question des moyens employés et le poids américain en termes militaires, économiques, diplomatiques, idéologiques, financiers… était tout simplement trop grand. Un autre exemple était l’Égypte. L’URSS l’avait massivement soutenue lors d’une prise de contrôle semi-féodale, mais en 1976 la superpuissance impérialiste américaine reprit le dessus et en chassa les Soviétiques.
On est là dans les révolutions de palais, les batailles de factions au sein de la bourgeoisie bureaucratique, pour une allégeance à telle ou telle superpuissance. Les moyens américains étaient incommensurablement plus grands.
Si un mouvement avait besoin de matériels pour commencer des troubles du type armé ou un parti déjà au pouvoir avait besoin d’un appui militaire, il pouvait compter sur l’URSS social-impérialiste.
Il y a par exemple, pour les fournitures soviétiques, la Libye dont le nombre de tanks et de véhicules blindés passa de 175 en 1971 à 4 400 en 1983, et le Yémen du Sud ont le même matériel passe de 50 en 1975 à 750 en 1982.
Encore que cela ne suffit pas forcément en soi en raison des rapports terribles entre les pays du tiers-monde. La Somalie était soumise à l’URSS social-impérialiste, mais fit la guerre à l’Éthiopie, également passée sous la coupe soviétique. L’URSS social-impérialiste sauva alors l’Éthiopie de l’offensive somalienne, mais la Somalie quitta l’orbite soviétique pour s’inféoder à la superpuissance impérialiste américaine.
On reste, finalement, aux marges du tiers-monde. La vague des « libérations nationales » amenant les pays dans l’orbite soviétique n’eut pas lieu.
Cela rejoint l’aspect de la dynamique mondiale. Les pays occidentaux maintenaient leur avance économique, idéologique et technologique, ils l’accentuaient même.
Dès qu’on passait un certain cap, qu’il fallait des investissements, que le pays avait une certaine taille, que la bourgeoisie bureaucratique comptait s’insérer dans l’économie mondiale de manière un peu prononcée… Alors la soumission semi-coloniale à la superpuissance impérialiste américaine apparaissait comme plus rentable.
Aller faire ses courses à New York, Londres et Paris apparaissaient comme davantage prestigieux pour les couches capitalistes bureaucratiques des pays du tiers-monde, prompt à parasiter la vente de leur propre pays.
Or, jamais les investissements soviétiques ne purent se comparer à ceux américains. Le tiers-monde devait 120 milliards de dollars à l’URSS social-impérialiste en 1988, et dix fois plus aux pays occidentaux.
Et encore les dettes soviétiques ne concernaient-elles pratiquement que Cuba, la Syrie, le Vietnam, l’Inde, la Mongolie, l’Irak, l’Éthiopie, l’Angola, l’Algérie et l’Égypte, avec la moitié pour des achats d’armement.
L’exemple indien est significatif, car c’est un pays qui était passé en partie sous la coupe soviétique, tout en restant en partie soumis à la superpuissance américaine.
En 1971, l’URSS contrôlait par exemple en Inde 30 % de la production d’acier, 20 % de celle de l’électricité, 35 % du raffinage de pétrole, 60 % de la production d’équipements électriques, 75 % de la production de moteurs électriques, 25 % de la production d’aluminium. Le remboursement de la dette indienne à l’URSS formait pas moins que 28 % des revenus indiens à l’exportation.
Mais tout cela restait bien trop faible par rapport aux pays occidentaux enserrant toujours plus les pays du tiers-monde sous dépendance semi-coloniale. L’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine restaient encadrés par la superpuissance américaine et les autres puissances impérialistes lui étant liées.
La perspective de passer en force, en profitant de sa masse, apparaissait donc comme vaine. Pour la génération de Léonid Brejnev, le rêve pouvait encore tenir, mais plus pour celle d’après, représenté par Mikhaïl Gorbatchev.
=> Retour au dossier sur le social-impérialisme soviétique