En URSS, l’idéologie décidait de la doctrine militaire, suivant les principes du marxisme-léninisme. Une nouvelle conception est apparue à ce titre dans les années 1920, qui fut par ailleurs repries dans le monde entier : le principe d’art des opérations.
À l’opposé de la stratégie qui fournit les grandes lignes et de la tactique qui consiste en chaque élément imposé par ces lignes, l’art opératif entend combiner les dispositions tactiques telle une chaîne, en assumant le principe du théâtre d’opérations.
Le principe fondamental, c’est que ce n’est pas une bataille décisive qui doit être recherchée, mais la profondeur de champ pour arriver à la victoire générale. Pour cette raison, le développement de l’art opératif en URSS aboutit au principe de « combat en profondeur ».
Vladimir Triandafillov (1894-1931) joua ici un rôle théorique essentiel, notamment au moyen des ouvrages L’échelle des opérations des armées modernes en 1926 et Les caractéristiques des opérations des armées modernes en 1929. Décédé en 1931 dans un accident d’avion, il est considéré comme à l’origine de la démarche des opérations en profondeur.
Ce qu’il constate alors, c’est que les armées disposent de nouveaux matériels, ce qui multiplie les aspects de l’intervention militaire. Il entame une réflexion pratique au sujet de ces éléments nouveaux, ce qui aboutit à une approche en faveur d’un esprit de combinaison. Dans Les caractéristiques des opérations des armées modernes, il souligne cet aspect essentiel de l’approche soviétique :
« Ce serait une erreur de considérer l’art opérationnel comme une sorte de comptabilité, il serait faux de transformer les décisions opérationnelles en une simple multiplication arithmétique.
Les moyens matériels requis pour chaque cas spécifique dépendent non seulement des propriétés des armes et des nombres arithmétiques caractérisant la longueur du front, mais également de la densité opérationnelle et tactique du front ennemi, du renforcement de la fortification de ses positions, de la qualité des troupes et du commandement propres et de la composition de l’ennemi.
Ces dernières données sont trop volatiles. L’art d’un dirigeant consiste à prendre correctement en compte la signification opérationnelle de tous ces éléments changeants de la situation et à identifier correctement les ressources matérielles et humaines nécessaires pour résoudre cette tâche particulière.
La solution opérationnelle consiste non seulement à choisir correctement la direction et la forme de la frappe, mais aussi à organiser l’instrument et les unités de l’armée avec lesquelles le commandant parviendra à résoudre le problème. »
En janvier 1926, le chef d’État-major Mikhaïl Toukhatchevski, qui sera purgé en 1937, promulgua une directive intitulé « Une étude spéciale concernant le caractère de la future guerre ».
En 1929, les directions centrales des secteurs de l’armée ainsi que les académies militaires durent plancher sur le sujet, ce qui donna en 1932 une « Instruction pour la conduite d’une bataille en profondeur » validée par le commissaire du peuple à la défense de l’URSS Kliment Vorochilov.
De nombreux auteurs écrivirent à ce sujet, comme Alexander Andreyevich Svechin, auteur de Stratégie, qui fut purgé, mais surtout Boris Shaposhnikov, le chef d’état-major au début de la guerre et un conseiller militaire de Staline jusqu’à sa mort en 1945.
Boris Shaposhnikov publia entre 1927 et 1929 un ouvrage en trois volumes, Le cerveau de l’armée, mais l’approche était formelle : l’accent était surtout mis sur la direction collective des opérations militaires, avec comme modèle le chef de l’état-major austro-hongrois Franz Konrad von Hötzendorf. Sa référence militaire est d’ailleurs systématiquement Carl von Clausewitz.
Boris Shaposhnikov fut vivement critiqué, pour sa lecture trop traditionnelle, par Georgii Samoilovich Isserson, qui écrivit quant à lui L’évolution de l’art opérationnel en 1932, où il présenta la modernisation des armes et ce qui en découle pour l’armée, en s’appuyant en particulier également sur Carl von Clausewitz.
Il publia ensuite Les fondements de l’opération profonde en 1933 et Les nouvelles formes de combat en 1940. Dans ce dernier ouvrage, il expliqua que :
« Chaque fois que le développement des forces productives créé de nouveaux moyens techniques, quand les rapports sociaux et les conditions sociales changent, lorsque la politique amène de nouveaux objectifs de lutte, à la fois les formes et les méthodes de conduite de la guerre changent. »
De fait, on a une lecture pragmatique : pour lui, le contrôle de la bataille se déroule par essence même au niveau de l’organisation de la bataille. On a ici une approche pragmatique-techniciste particulièrement présente à la tête de l’armée.
Georgii Samoilovich Isserson sera également purgé et terminera en camp de travail, assumant d’être un empirio-criticiste. La purge finit d’ailleurs par être général.
Environ 5 % des officiers furent purgés au total, mais en particulier à la direction. 3 maréchaux sur 5 furent purgés, 13 des 15 commandants d’armée, 8 des 9 amiraux, 50 des 57 commandants de corps d’armée, 154 des 186 commandants de division, les 16 commissaires aux armées, 25 des 28 commissaires des corps d’armée.
Les condamnations tombèrent en 1937 dans le cadre du procès de l’Organisation militaire trotskyste antisoviétique, qui désignait la tentative d’un coup d’État militaire à l’occasion d’une guerre de l’URSS avec l’Allemagne nazie. La ligne de Trotsky était effectivement l’instauration d’un coup d’État militaire à la suite d’une guerre avec l’Allemagne nazie devant pour lui immanquablement se transformer en défaite.
Il est considéré que la première application soviétique du combat en profondeur s’est réalisé en Mongolie lors de l’affrontement avec des troupes japonaises près de la rivière Khalkha gol de mai à septembre 1939. L’armée japonaise, qui disposait de 75 000 hommes, 182 tanks et 700 avions, se fit totalement écrasée. Elle avait déjà subi une petite défaite face à l’URSS en juillet-août 1938 lors de la bataille du lac Khassan.
Cela amena en avril 1941 à un pacte de neutralité entre l’URSS et le Japon, bien que quasiment un million de soldats de l’armée japonaise resta toujours à la frontière soviétique jusqu’en 1945, ayant initialement attendu la prise de Moscou par les armées nazies.
Le combat en profondeur ne fut pas mis en place dès le début du conflit entre l’URSS et l’Allemagne nazie, en raison du manque d’expérience soviétique et des problèmes d’organisation. Ce qui posait également souci est que le combat en profondeur raisonnait principalement en des termes offensifs et que la défensive stratégique était un principe mal ou pas maîtrisé.
Cependant, plus l’URSS s’engageait dans le conflit, plus ses initiatives militaires ne sont compréhensibles qu’en les saisissant comme éléments d’une vaste combinaison jouant à plusieurs niveaux et même plusieurs fronts.
L’Allemagne nazie avait le principe contraire, celui du Blitzkrieg, un concept par ailleurs purement journalistique inventé dans les pays anglo-saxons et qui ne fut strictement jamais employé du côté allemand.
Les armées nazies s’appuyaient entièrement sur la tradition militaire allemande, portant de manière mécanique vers une accumulation bien déterminée cherchant une victoire décisive, suivant le modèle de la bataille de Cannes en 216 avant notre ère où Hannibal Barca écrasa une armée romaine, ou bien celle de Leuthen en 1757 où Frédéric II de Prusse dirigea l’écrasement des armées autrichiennes en Silésie.
Staline dénonça vertement cette conception allemande, dans une lettre en 1946, publiée dans la revue Bolchevik, en 1947 :
« Nous sommes obligés du point de vue des intérêts de notre cause et de la science militaire de notre temps de critiquer sévèrement non seulement Clausewitz, mais aussi Moltke, Schlieffen, Lüdendorf, Keitel et d’autres porteurs de l’idéologie militaire en Allemagne.
Les dernières trente années l’Allemagne a par deux fois imposé au monde la guerre la plus sanglante, et les deux fois elle s’est trouvée battue. Est-ce par hasard ? Évidemment non.
Cela ne signifie-t-il pas que non seulement l’Allemagne dans son entier, mais aussi son idéologie militaire n’ont pas résisté à l’épreuve ? Absolument, cela le signifie.
Tout le monde sait quel respect témoignaient les militaires du monde entier, et parmi eux nos militaires russes, envers les sommités militaires d’Allemagne. Faut-il en finir avec ce respect non mérité ? Il faut en finir.
Et pour cela il faut la critique, particulièrement de notre côté, du côté des vainqueurs de l’Allemagne.
En ce qui concerne, en particulier, Clausewitz, il a évidemment vieilli comme sommité militaire. Clausewitz était, au fond, un représentant de l’époque de la guerre des manufactures. Mais maintenant nous sommes à l’époque de la guerre mécanisée.
Il est évident que la période de la machine exige de nouveaux idéologues militaires. Il est drôle à présent de prendre des leçons auprès de Clausewitz. On ne peut avancer de l’avant et faire avancer la science sans soumettre à l’examen critique les thèses et les énonciations vieillies de sommités connues. »