La pratique syndicaliste révolutionnaire est directement issue de la vision du monde des bourses du travail. Il ne faut pas penser que la démarche des bourses du travail disparaît une fois la Confédération Générale du Travail (CGT) fondée : en réalité, elle se maintient.
Dans le Journal des Correspondances, organe officiel des syndicats affiliés à la commission syndicale du Parti Ouvrier Belge, on lit en septembre 1908 une présentation de la CGT française. Il y est expliqué que :
« Chaque syndicat est autonome. Il adhère, d’une part, à sa fédération de métier ou d’industrie, et, d’autre part, à son union locale (dénommée improprement Bourse du Travail). Cette double affiliation est strictement obligatoire.Chaque fédération est autonome ; les décisions des Congrès généraux, qui se tiennent tous les deux ans, ne sont pas impératives ; ce ne sont que des indications générales, dont les fédérations et les syndicats s’inspirent dans la mesure qu’ils jugent opportune (…).
En dehors de tout principe théorique, ce fédéralisme extrême est rendu absolument indispensable par suite des anciennes rivalités, mal apaisées, et des différences de conceptions philosophiques.
Mais il est indéniable que ces divergences – nées des luttes politiques d’antan – s’apaisent progressivement, et qu’un esprit confédéral commun se dégage peu à peu.
Cet esprit confédéral commun, qui se dégage non d’une théorie mais des faits de chaque jour, est ce que l’on a appelé le « syndicalisme révolutionnaire » (…).
Beaucoup d’encre a été versée au sujet de l’action directe. Question d’étiquette, assurément, car elle n’est autre que l’ensemble des moyens purement syndicaux, tels qu’ils sont employés dans tous les pays.
L’originalité de l’Action Directe est peut-être la conception philosophique qui est à sa base, selon laquelle la Force est le fondement du Droit. »
Le syndicalisme français de la Confédération Générale du Travail a ainsi maintenu à travers son développement sa double structure, à la fois par fédération professionnelle et par union locale / départementale ; il y a une répartition de l’identité et de la pratique syndicales qui est issue de cette structuration.
En effet, si la pratique est celle de la fédération professionnelle, l’identité est celle de l’union locale, départementale, etc., qui est quant à elle interprofessionnelle. Il y a ainsi une pratique économiste locale et un imaginaire de portée générale.
Cette incohérence explique la vision que la CGT a d’elle-même, ainsi que sa démarche de « minorité agissante ».
Émile Pouget (1860-1931), figure du mouvement ayant notamment écrit sur le sabotage, explique la chose suivante dans sa brochure La confédération générale du travail :
« Le groupement des syndicats d’une même ville s’est fait plus spontanément que le groupement fédéral corporatif, rayonnant sur toute la France. Il a d’ailleurs été facilité par l’appui de municipalités, qui, avec une arrière-pensée politique, ont donné locaux et subventions à ces agglomérats de syndicats.
Ces institutions nouvelles ont pris le titre de Bourses du Travail. Les municipalités avaient espéré que ces organisations limiteraient leur action au terre-à-terre corporativiste et avaient escompté par leurs largesses, s’attirer la reconnaissance des syndicats, s’en faire une clientèle électorale.
Or, la Bourse du Travail est, en devenir, l’organisme qui, dans une société transformée, où il n’y aura plus possibilité d’exploitation humaine, se substituera à la municipalité. »
On est ici dans une fiction : il y a une lutte terre à terre, le plus local, le plus élémentaire, mais il y a l’imagination d’en même temps lutter au niveau le plus général. Cette fiction tient au caractère interprofessionnel, qui sert de masque général à une réduction de la lutte au particulier.
De fait, le syndicalisme révolutionnaire n’a jamais produit d’analyse de la société, d’analyse culturelle, d’analyse économique, ni même de plan syndical pour la gestion de la société toute entière. Il n’a jamais dépassé le niveau :
– d’un discours antipolitique systématique focalisé sur l’anticommunisme ;
– d’une démarche classiquement syndicale avec la mise en avant d’un mythe mobilisateur : la grève générale.
Ainsi, c’est le syndicalisme le plus traditionnel qui est réalisé, mais il y a une imagerie ultra-révolutionnaire.
Si ce syndicalisme traditionnel est cependant appelé « action directe » lorsqu’il parvient à donner naissance à un mouvement, c’est qu’il aiderait prétendument les travailleurs directement, à leur niveau, et donc les unifieraient en tant que classe. Victor Griffuelhes, alors qu’il vient de quitter la fonction de secrétaire de la CGT en 1909, explique dans sa brochure Le syndicalisme révolutionnaire que :
« À la confiance dans le Dieu du prêtre, à la confiance dans le Pouvoir des politiciens inculquée au prolétaire moderne, le syndicalisme substitue la confiance en soi, à l’action étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir il substitue l’action directe – orientée dans le sens d’une révolution sociale – des intéressés, c’est-à-dire des salariés (…).
Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l’action de la classe ouvrière ; il n’est pas la classe ouvrière elle-même.
C’est-à-dire que le producteur, en s’organisant avec des producteurs comme lui en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête d’améliorations, créé l’action et forme le mouvement ouvrier. »
C’est là une conception authentiquement substitutiste. C’est l’action qui formerait le mouvement la classe ouvrière, celle-ci consistant ici uniquement en un stock de ressources pour une initiative idéaliste-volontariste.
Le syndicalisme révolutionnaire, c’est ainsi le syndicaliste en « mouvement », en « action ». Comme il n’y a pas de médiation politique ou culturelle, cette action est immédiate, elle est « directe ». Elle s’imagine comme ayant une portée générale, car l’identité passe par les unions locales, départementales, les bourses du travail.
C’est une illusion complète aveuglant ses partisans qui s’auto-intoxiquent comme menant un travail d’ampleur et de profondeur, alors que c’est du simple syndicalisme.
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de la période syndicaliste révolutionnaire (1895-1914)