Face aux attentats contre des civils, l’armée a donc décidé d’employer la torture et de l’élargir toujours davantage.
L’un des supplices les plus connus est celui de la gégène, où une dynamo portative servant aux téléphones de campagne est utilisé pour alimenter un courant électrique traversant le corps de la personne torturée au moyen d’électrodes fixées aux oreilles, aux doigts, aux parties génitales.
A cela s’ajoute le supplice de la noyade, la privation de nourriture pendant plusieurs jours, les brûlures aux cigarettes ou au chalumeau, la suspension avec des poids, etc.
Le choc de la militarisation complète de la lutte contre le FLN a été immense en France. De la même manière que les attentats anti-civils du FLN ont appuyé les courants nationalistes et fascistes français, la réponse terriblement brutale de l’armée française a provoqué un énorme courant d’opinion en opposition.
Ces deux pôles – nationaliste français d’un côté, opposé à la torture de l’autre – ont pu tous deux profiter de la situation pour se lancer, récupérant des secteurs entiers de la population au nom d’une question « brûlante ».
Il est ainsi significatif que les archives de l’armée ne disposent que de 5000 cartons relatifs à la guerre d’Algérie. C’est moins bien sûr que la première guerre mondiale (24182 cartons) et la seconde (7804), mais même moins qu’au sujet de la guerre d’Indochine (6847 cartons).
Il a été préféré de ne pas documenter certaines choses, la question étant douloureuse, jusqu’au sein de l’armée.
On a ainsi la figure de Jacques Pâris de Bollardière.
Celui-ci est passé par l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, la Légion étrangère, le 4e régiment étranger d’infanterie, puis à la Résistance où en tant que parachutiste il participe à une multitude de campagnes et d’opérations, devenant l’un des plus médaillés de la seconde guerre mondiale (notamment grand officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, deux fois décoré du Distinguished Service Order britannique, Croix de de guerre belge).
Par la suite, il commande le premier régiment parachutistes d’infanterie de marine, est nommé au Centre des hautes études militaires, puis à l’École de guerre, afin de devenir le plus jeune général de brigade.
Et, lors de la guerre d’Algérie, il prend publiquement position contre la torture, résumant par la suite ainsi sa position :
« Je pense avec un respect infini à ceux de mes frères, arabes ou français, qui sont morts comme le Christ, aux mains de leurs semblables, flagellés, torturés, défigurés par le mépris des hommes. »
Jacques Pâris de Bollardière va ensuite participer au Mouvement pour une alternative non-violente, à la défense du Larzac contre l’extension du camp militaire, aux mouvements régionalistes bretons, à l’association Logement et promotion sociale.
Il se fit même arraisonner par la marine française au large de Moruroa lors d’une protestation contre les essais nucléaires.
C’est là très exactement la position « catholique sociale », si forte historiquement en France et le combat contre la torture en Algérie va galvaniser ce courant, lui permettant d’émerger véritablement comme une « seconde gauche » (par opposition au communisme).
Dans ce mouvement, on retrouve notamment l’écrivain catholique et prix Nobel de littérature François Mauriac, qui dès novembre 1954 avait lancé un appel dans la revue L’Express : « Surtout, ne pas torturer ».
On retrouve bien sûr le quotidien Le Monde, Hubert Beuve-Méry rédigeant en mars 1957 un éditorial intitulé « Sommes-nous les « vaincus de Hitler » ? », dont l’approche est très clairement paradoxale quand on connaît sa position pro-allemande durant l’Occupation.
Toute la mouvance catholique réactionnaire, liée au pétainisme en tant qu’idéologie, se précipite ici en effet dans la brèche. On retrouve ainsi aussi le philosophe catholique Gabriel Marcel, le théoricien catholique royaliste Pierre Boutang, l’intellectuel d’extrême-droite Maurice Blanchot, qui joue un rôle central dans le Manifeste des 121.
Cette « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » est en fait portée par le « Groupe de la rue Saint-Benoît », c’est—à-dire les gens fréquentant le domicile de Marguerite Duras depuis les années 1940.
Appartinrent à cette mouvance des figures de la « seconde gauche » comme Georges Bataille, Jean Genet, Maurice Merleau-Ponty, Pierre Naville, Edgar Morin, Francis Ponge, etc.
C’est cette mouvance au sens le plus large qui signa le manifeste des 121, c’est-à-dire tous les intellectuels français qui seront les grandes figures historiques du post-modernisme : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Guy Debord, Alain Robbe-Grillet, Pierre Boulez, René Dumont, François Truffaut, Théodore Monod, Daniel Guérin, Pierre Vidal-Naquet, André Breton, François Maspero, Nathalie Sarraute, Françoise Sagan, Claude Simon, Jérôme Lindon, etc.
Le Parti « Communiste » français, devenu ouvertement révisionniste en 1953, est pratiquement dépassé par la situation, même s’il parvint à reconquérir du prestige avec la publication par Henri Alleg de La question, ouvrage interdit mais se diffusant à 150 000 exemplaires, où il décrit son interrogatoire par l’armée.
Les dés étaient cependant jetés : la nouvelle gauche apparaissait alors en France, issue du catholicisme social qui avait participé à différents degrés à générer et soutenir le pétainisme.