L’Allemagne au lendemain de la Réforme

La plus grande erreur qu’il serait possible de faire ici est de penser que la Réforme a triomphé, que la guerre des paysans n’a été qu’un épisode sans importance. Bien au contraire, cette guerre a révélé l’insuffisante maturité de l’affirmation de la nation allemande par Martin Luther.

Dans les faits, le pays est resté religieusement divisé. Les protestants de type luthérien n’ont jamais formé qu’une courte majorité par rapport aux catholiques. Voici une carte pour 1618.

En orange clair on a les luthériens, en orange foncé les calvinistes. En orange normal au niveau de la Suisse on a les partisans de Zwingli, en rose les hussites.

En mauve, on a les catholiques, en mauve clair les zones où les catholiques sont majoritaires. Les zones avec les lignes mauves horizontales sont celles recatholicisées.

Il est intéressant de noter que de par leur réelle charge démocratique historique, l’évangélisme luthérien et le calvinisme ne se maintiennent pas alors que le capitalisme est arrivé est à son stade final, de type impérialiste.

En 2015, les catholiques formaient en Allemagne 28,9 % de la population, l’Église évangélique 27,1 %, alors qu’en 1950, les chiffres étaient respectivement encore de 45,8 % et 50,6 %.

Cet effondrement est à rapprocher de celui des Pays-Bas : les protestants formaient 61,3 % de la population en 1869, les catholiques alors 36,5 %, pour désormais 15 % et 24 %.

En ce qui concerne le bilan pour l’affirmation de la nation allemande, le bilan est donc fortement contrasté.

D’un côté, Martin Luther a lancé un processus qu’il a lui-même accompagné. Ainsi, il a célébré une messe en allemand à Wittenberg le 29 octobre 1525 et il a publié en janvier 1526 la Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdients, c’est-à-dire les modes d’organisation de la cérémonie religieuse en allemand, pour le culte le dimanche et les réunions d’exhortation et d’enseignement en semaine.

Lui-même a effectué des contributions dans le domaine de la musique, Jean-Sébastien Bach émergeant directement de ce développement historique. Il a établi des cantiques pour faire participer les masses.

Jean-Sébastien Bach en 1746

Cependant, ces masses restent à l’écart, dans la mesure où le luthérianisme, par la Confession d’Augsbourg de 1530, donne à une partie de l’Église le fait d’être du « bon grain » par l’action de la grâce. Un grand catéchisme fut publié en allemand en avril 1529, en latin en mai, alors qu’en juillet en paraissait un petit pour le clergé.

Il y a donc une direction qui existe dans l’Église évangélique, et qui n’est pas démocratique. D’ailleurs, en pratique, ce sont donc les gouverneurs qui nommeront des inspecteurs, religieux ou laïcs, pour encadrer les paroisses.

Le luthéranisme se développera dans les autres pays comme religion de la monarchie absolue, comme une simple variété d’anglicanisme ; l’Église dano-norvégienne avait ainsi des surintendants nommés par le roi, faisant office d’évêque.

La même chose s’est détournée en Allemagne avec la Prusse. Le grand maître de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, Albert de Brandebourg, est historiquement passé au luthérianisme, mettant un terme à l’existence de l’Ordre et à ses possessions pour se les approprier, lui-même devenant pas moins que le Duc de Prusse.

Les pays allemands vont, en raison ou malgré Martin Luther, passer sous la coupe de la Prusse pour les évangéliques, de l’Autriche des Habsbourg pour les catholiques. C’est le sens de la critique faite à Martin Luther par Karl Marx, en 1843, dans sa Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, qui aborde également la problématique théologique de l’opposition contradiction intériorité / absence d’extériorité :

« Même au point de vue historique, l’émancipation théorique présente pour l’Allemagne une importance spécifiquement pratique.

En effet, le passé révolutionnaire de l’Allemagne est théorique c’est la Réforme. A cette époque, la révolution débuta dans la tête d’un moine ; aujourd’hui, elle débute dans la tête du philosophe.

Luther a, sans contredit, vaincu la servitude par dévotion, mais en lui substituant la servitude par conviction.

Il a brisé la foi en l’autorité, parce qu’il a restauré l’autorité de la foi.

Il a transformé les prêtres en laïques parce qu’il a métamorphosé les laïques en prêtres.

Il a libéré l’homme de la religiosité extérieure, parce qu’il a fait de la religiosité l’essence même de l’homme. Il a fait tomber les chaînes du corps, parce qu’il a chargé le cœur de chaînes.

Mais, si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, ce fut du moins la vraie position du problème. Il ne s’agissait plus, dés lors, de la lutte du laïque contre le prêtre, c’est-à-dire quelqu’un d’extérieur à lui-même ; il s’agissait de la lutte contre son propre prêtre intérieur, contre sa propre nature de prêtre. 

Et si la métamorphose protestante des laïques allemands en prêtres a émancipé les papes laïques, les princes avec leur clergé, les privilégiés et les philistins, la métamorphose philosophique des Allemands-prêtres en hommes émancipera le peuple. 

Mais, tout comme l’émancipation ne s’arrêtera pas aux princes, la sécularisation des biens ne se bornera pas à la spoliation des églises, qui fut pratiquée surtout par la Prusse hypocrite.

A ce moment-là, la guerre des paysans, ce fait le plus radical de l’histoire allemande, se brisa contre la théologie. De nos jours, alors que la théologie a fait elle-même naufrage, le fait le moins libre de l’histoire allemande, notre statu quo, échouera devant la philosophie.

La veille de la Réforme, l’Allemagne officielle était la servante la plus absolue de Rome. La veille de sa révolution, elle est la servante absolue de gens bien inférieurs à Rome, c’est-à-dire de la Prusse et de l’Autriche, des hobereaux et des philistins. »

On retrouve cette logique du luthérianisme comme phénomène n’étant pas allé au bout de lui-même dans les dispositions de Martin Luther. Ce dernier conserve l’autel, les cierges, les ornements, les vêtements sacrés, les vitraux, etc. Il coupe la poire en deux au sujet de la présence du Christ au moment où l’on prend le pain et le vin, en reconnaissant qu’il s’agit du sang et du corps du Christ, tout en restant du pain et du vin.

C’est un conception à mi-chemin du catholicisme et protestantisme authentique. Le grand théologien luthérien Matthias Hoë von Hoënegg appellera d’ailleurs à combattre tant l’un que l’autre, se soumettant entièrement aux intérêts de la haute noblesse allemande.

La conséquence en sera immédiatement terrible. Les pays allemands vont être le jouet de toutes les puissances environnantes, notamment la France et la Suède. Avec la guerre de trente ans, qui dura de 1618 à 1648, la population allemande passa de 18 à 6 millions de personnes.

Ce sera la Prusse qui unifiera par la suite l’Allemagne, de manière autoritaire, par en haut, pavant la voie à l’empire allemand précipitant le pays dans la première guerre mondiale impérialiste, bloquant la culture démocratique, se prolongeant directement dans l’avènement du national-socialisme.

A ce sujet, il est nécessaire de mentionner un fait dont l’importance est extrêmement débattue encore aujourd’hui. A la fin de sa vie, Martin Luther a changé d’opinion sur la population juive : la respectant et cherchant à la convaincre initialement, il est passé à des appels aux meurtres, à l’incendie des écoles juives et des synagogues.

Si ces écrits ont été largement utilisés par le national-socialisme à des fins de propagande, il n’existe pas de continuité directe, ces écrits relevant d’une idéologie diffuse, dans un cadre idéologique par ailleurs déjà antisémite.

Cependant, la question de ce tournant antisémite est inévitablement à mettre en rapport avec la question de l’unité allemande ; il est évident que Martin Luther a témoigné, à la fin de sa vie, d’un anti-capitalisme romantique, attribuant les insuccès à la population juive, aidant la haute noblesse à trouver un paratonnerre à leurs propres méfaits.

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