L’une des conséquences de l’Anti-Dühring sera la demande de Paul Lafargue à Friedrich Engels de la rédaction d’un document fondé sur les derniers chapitres de l’oeuvre, qui sont une présentation du socialisme. La traduction de Paul Lafargue est publiée en en 1880 sous le titre de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » et son succès est immense : dès 1895, l’ouvrage est déjà traduit en 14 langues, pour 57 éditions.
Cet ouvrage est de fait devenu un classique du mouvement ouvrier, une oeuvre incontournable pour toute personne désireuse de connaître le socialisme. Cependant, son importance historique témoigne des différences entre l’Allemagne, qui a une véritable social-démocratie, et la France ainsi que de nombreux pays.
En Allemagne, il s’agissait de fait d’un ouvrage de propagande. En 1891, dans la préface à la quatrième édition allemande, Friedrich Engels constatait d’ailleurs que :
« Ce que je supposais – le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands – s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne. »
L’arrière-plan idéologique restait par conséquent l’Anti-Dühring. Tel n’a pas été le cas en France, où ce sont les idéalistes qui décidaient de la nature idéologique du mouvement ouvrier. Jean Jaurès, par exemple, tint une conférence en 1894, publiée par la suite sous le titre « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ».
Jean Jaurès y réduisait le marxisme à une sorte de « matérialisme économique », comme s’il avait vaguement pioché dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ; il y considérait qu’il fallait y ajouter une réflexion sur la pensée, qui serait indépendante de l’économie, et qui tendrait à l’idéal, le socialisme étant conforme justement à cette quête humaine d’idéal.
On n’y trouvait nullement parlé de dialectique de la nature comme base idéologique du marxisme, et c’est d’ailleurs le cas également chez la réponse critique à Jean Jaurès fait par Paul Lafargue lors de cette conférence. Cela est parlant sur la perception du marxisme en France, pris uniquement comme réflexion sur l’économie.
Ce que Friedrich Engels explique dans l’Anti-Dühring – que l’être humain est de la matière en transformation, que sa pensée est un reflet – reste inconnu, et Jean Jaurès interprète même le marxisme de manière justement totalement erronée, disant :
« J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles (…).
Je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique (…).
C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.
C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire.
C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. »
Cette négation de l’humanité comme matière vivante, ainsi que de la théorie du reflet, aboutit nécessairement chez Jean Jaurès à l’anticapitalisme romantique, à la thèse de l’humain individuel « pensant » et confronté à l’esclavagisme.
Cette thématique des forces extérieures agressant les humains est précisément la même que celle de Eugen Dühring, et si Jean Jaurés basculera par la suite dans le réformisme et abandonnera son antisémitisme qui lui était nécessaire comme anticapitalisme romantique, Eugen Dühring prolongera la tendance jusqu’à l’antisémitisme exterminateur.
En France, pareillement, tous les « révolutionnaires » rejetant la dialectique de la Nature plongeront dans le fascisme, dans la résolution « nationale » d’un problème venu de « l’extérieur ».
Si ainsi donc « Socialisme utopique et socialisme scientifique » est incontournable, l’Anti-Dühring reste la vraie base idéologique de la social-démocratie, et c’est précisément ce sur quoi s’appuyait ce texte.
C’est une belle preuve que de voir que, même si malheureusement Lénine n’a pas connu les manuscrits de Friedrich Engels compilés et publiés pour la première fois en URSS en 1925, sous le titre de « La dialectique de la nature », il avait néanmoins grâce à l’anti-Dühring accès aux principes généraux du matérialisme dialectique, et il avait exactement la même vision du monde que celle exposée dans « La dialectique de la nature ».