Georges Bernanos a tenté de trouver une voie « révolutionnaire », puisque le maurassisme avait échoué. Il s’essaya à deux lignes, successivement, censé apporter une dynamique spirituelle et révolutionnaire, une révolte contre un système assimilé d’abord à l’argent, ensuite aux machines.
La première fut donc un antisémitisme acharné, d’autant plus virulent qu’il était intellectualisé et rendu « propre » par une pensée française « rationnelle ». Même Adolf Hitler était considéré comme un faux antisémite, qui n’irait pas assez loin !
Georges Bernanos était antisémite, d’un antisémitisme compris comme une opposition à l’argent, directement associé ou plutôt assimilé aux Juifs. Son antisémitisme permettait une critique de l’économie dans le sens d’une restauration monarchiste : c’est un anticapitalisme romantique.
Le sous-titre de La Grande Peur des bien-pensants, publié en 1931, est ainsi Edouard Drumont, l’auteur de « La France juive ». C’est un éloge de ce théoricien de l’antisémitisme de la fin du 19e siècle, ce fanatique de l’abjection racialiste :
« De cette solitude qui menace les derniers hommes libres, Drumont a eu le pressentiment. Son œuvre entière où l’on a cru voir parfois l’expression d’un pessimisme foncier respire une sorte de terreur physique, charnelle, à peine réprimée par une volonté magistrale, et parfois délivrée par le rire.
C’est pourquoi elle paraît dans notre littérature un témoignage unique. Nulle part ailleurs en effet on ne rencontre alliée à l’expérience la plus riche des événements et des êtres, à un sens aussi exceptionnel de l’histoire, une imagination presque sauvage à force de sincérité, qui a le naturel et pour ainsi dire la gaucherie de l’enfance, toute la puissance de l’instinct. »
L’immense mérite qu’aurait Edouard Drumont aurait été incompris, car il se serait situé entre deux périodes historiques, au contraire de Charles Maurras qui avait su avancer victorieusement avec l’Action française et « la prodigieuse entreprise de redressement national, poursuivie sans trêve, sans merci, avec une incroyable, une effrayante faculté d’espérer contre tous et contre tout ».
Quant à « La France juive », Georges Bernanos en fait un manifeste :
« La France juive parut dans les derniers jours du printemps de l’année 1886. Aucune analyse ne saurait donner l’idée de ce livre magique (…). Livre comparable à un très petit nombre, livre presque unique par on ne sait quel grondement intérieur, perceptible à mesure, de chapitre en chapitre, et qui, en dépit des sourires sceptiques ou de l’ennui, finit par résonner dans notre propre poitrine, en arrache un long soupir. »
Le très long essai est un appel à l’engagement, où l’antisémitisme s’appuie sur des citations d’auteurs antisémites, surtout Edouard Drumont, pour participer à la tentative de former un état d’esprit, à la fois catholique et très violemment anti-démocratique.
C’est cette exigence pour l’état d’esprit qui va l’amener à écrire Les grands cimetières sous la lune, en 1938. Installé aux Baléares, Georges Bernanos voit la guerre civile du côté franquiste et cela lui déplaît : la « reconquista » est trop sanglante et ne met pas assez en avant la dimension existentielle, spirituelle.
C’est prétexte pour lui à de très nombreuses digressions – la guerre civile n’est qu’un prétexte à quelques remarques, en pratique – dont la forme, décousue, passant d’une thème à un autre, est purement romantique.
La dimension contemplative, à l’écart de la politique dans l’esprit du Stello d’Alfred de Vigny, est assumée ouvertement :
« Les Réformateurs ne se soucient nullement de moi, et ils ont bien raison. Je n’en suis que plus à l’aise pour les regarder, à contre-jour, du fond de mon obscur destin. »
Georges Bernanos représente très clairement un spiritualisme catholique, à la fois antisémite et réactionnaire, tentant une critique romantique de la société, un chemin qui serait purement français :
« La première Réforme, celle de Lénine, exécutée dans les conditions les plus défavorables, gâtée par la névrose juive, perd peu à peu son caractère.
Celle de M. Mussolini, d’abord unanimiste et sorélienne, aussi diverse d’aspect que le puissant ouvrier qui en avait poursuivi si longtemps l’image à travers les manuels élémentaires de sociologie, d’histoire, d’archéologie, toute clinquante d’une antiquité de bazar, avec son air de farce héroïque, sa gentillesse populaire, coupée d’accès de férocité, son exploitation cynique et superstitieuse d’un catholicisme d’ailleurs aussi vide et somptueux que la basilique Saint-Pierre, n’était sans doute que la réaction d’un peuple trop sensible aux premiers symptômes de la crise imminente.
Quelques années plus tôt, à travers des lieues et des lieues, la tempête russe ne l’avait-elle pas jeté dans les convulsions ? L’orage wagnérien [allusion au nazisme] qui se formait au centre de l’Europe devait exciter plus gravement encore ses nerfs (…).
Le comportement de l’Italie nouvelle devant le terrible Enchanteur [c’est-à-dire Adolf Hitler] est exactement celui de l’inverti en face du mâle.
Il n’est pas jusqu’à l’adoption du pas de l’oie, par exemple, qui n’évoque irrésistiblement certaines formes du mimétisme freudien.
Que dire ? Lénine ou Trotsky ne furent que les prophètes juifs, les annonciateurs de la Révolution allemande, encore dans les nuées du Devenir. »
On reconnaît là une approche spécifique aux années 1930. Les spiritualistes, comprenant la dimension culturelle et de civilisation du communisme, paniquent et cherchent une voie spécifique, pour eux « nationale », unique, particulière, comme solution permettant d’éviter une crise totale inéluctable, un effondrement de l’idéologie dominante.
L’Allemagne nazie les fascine et leur semble incontournable de par sa dynamique. En ce sens, pour Georges Bernanos, elle n’est pas tant un ennemi qu’un concurrent. C’est ce qui l’amènera à amèrement constater que :
« Hitler a déshonoré l’antisémitisme. »
Dans La lettre aux Anglais, il dit dans le même ordre d’idée, en 1940 :
« A vous avouer le fond de ma pensée, je n’ai jamais cru à la sincérité de l’antisémitisme hitlérien.
M. Hitler s’est servi de l’antisémitisme, comme de l’anticommunisme, pour corrompre l’opinion européenne, la diviser, la dissocier, fournir aux peuples ses futures victimes, des thèmes de guerre civile.
Le jour venu, il réabsorbera ses Juifs, et réorganisera la Banque juive, il en fera une institution nationale allemande. Nous verrons là une nouvelle et inédite de Kollaboration. »
Ces propos – terrifiants quand on pense à la Shoah qui va se dérouler – montre bien que l’antisémitisme de Georges Bernanos symbolise un anticapitalisme romantique.
L’antisémitisme était pour Georges Bernanos une lettre de noblesse ; cela ne devait pas être une obsession, mais une valeur primordiale, permettant un rejet idéologique et culturel du monde moderne, avec une base purement réactionnaire, anti-futuriste.
Or, le national-socialisme se veut non seulement élémentaire, mais qui plus est modernisateur, conquérant. Cela ne convient pas à Georges Bernanos, et cela l’amène à prévoir les massacres de l’Allemagne nazie de manière tout à fait précise quant à l’esprit.
Il dit ainsi, dans Les grands cimetières sous la lune, avec un lyrisme précis, une tournure puissante, une capacité de saisie intellectuelle brillante, un écriture raffinée :
« Cher monsieur Hitler, l’espèce d’héroïsme que vous forgez dans vos forges est de bon acier, nous ne le nions pas.
Mais c’est un héroïsme sans honneur, parce qu’il est sans justice. Cela ne vous apparaît pas encore, car vous êtes en train de dissiper les réserves de l’honneur allemand, de l’honneur des libres hommes allemands.
L’idée totalitaire est encore servie librement par des hommes libres, leurs petits-fils ne connaîtront plus que la discipline totalitaire. Alors les meilleurs d’entre les vôtres tourneront leurs yeux vers nous, ils nous envieront, fussions-nous vaincus et désarmés. Cela n’est pas du tout une simple vue de l’esprit, cher monsieur Hitler. Vous êtes justement fier de vos soldats. Le moment approche où vous n’aurez plus que des mercenaires, travaillant à la tâche.
La guerre abjecte, la guerre impie par laquelle vous prétendez dominer le monde n’est déjà plus une guerre de guerriers. Elle avilira si profondément les consciences qu’au lieu d’être l’école de l’héroïsme elle sera celle de la lâcheté.
Oh ! bien sûr, vous vous flattez d’obtenir de l’Église toutes les dispenses qu’il vous plaira. Détrompez-vous.
Un jour ou l’autre, l’Église dira non à vos ingénieurs et à vos chimistes. Et vous verrez à son appel surgir de votre propre sol – oui, de votre sol allemand –, de votre propre sol et du nôtre, de nos vieilles terres libres, de la renaissante chrétienté, une nouvelle chevalerie, celle que nous attendons, celle qui domptera la barbarie polytechnique comme elle a dompté l’autre, et qui naîtra comme l’autre du sang versé à flots des martyrs. »
Cela rapproche indubitablement Georges Bernanos de Pierre Drieu La Rochelle, qui pareillement raisonnait sur la guerre en termes de chevalerie et non pas de destruction, conquête, etc., reflétant ici les contradictions purement romantiques et petites-bourgeoises.