L’art contemporain se veut avant tout une forme immatérielle prenant appui sur de la matière brute ; lorsque Pierre Buraglio, en 1978, réalise un « Assemblage de paquets de gauloises bleues », il superpose simplement des paquets de cigarettes, c’est-à-dire des marchandises, en prétendant y juxtaposer ou plutôt y superposer une sorte de réflexion confinant à la spiritualité, comme si la réalisation avait une dimension magique.
Il en va de même pour la série des Anthropométries d’Yves Klein, avec du bleu sur des toiles blanches consistant en des empreintes de femmes nues enduites de peinture. Fervent catholique fasciné par l’immatériel, Yves Klein a même déposé à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) son « International Klein Blue », un bleu « découvert » lors de ses créations de peintures monochromes, tellement il lui accordait une valeur spirituelle.
Le primitivisme de l’art contemporain se veut toujours spirituel au moyen d’une sorte de magie ; la création d’une œuvre d’art serait d’ailleurs en soi magique, bien supérieur à l’œuvre qui n’est en quelque sorte qu’un sous-produit. Yves Klein affirme en 1959 dans Le dépassement de la problématique de l’art que :
« Je m’aperçois que les tableaux ne sont que les « cendres » de mon art. L’authentique qualité du tableau, son « être » même une fois créé, se trouve au-delà du visible, dans la sensibilité picturale à l’état matière première (…).
Voici comment les choses se sont passées : en 1946, je peignais ou dessinais, soit, sous l’influence de mon père, peintre figuratif, des chevaux dans un paysage ou des scènes de plage, soit, sous l’influence de ma mère, peintre abstrait, des compositions de formes et de couleurs.
Dans le même temps la « couleur », l’espace sensible pur, me clignait de l’œil d’une manière irrégulière mais obstinée. Cette sensation de liberté totale de l’espace sensible pur exerçait sur moi un tel pouvoir d’attraction que je peignais des surfaces monochromes pour voir, de mes yeux voir, ce que l’absolu avait de visible (…).
J’ai donc débouché dans l’espace monochrome, dans le tout, dans la sensibilité picturale incommensurable. »
L’art contemporain tend particulièrement à prolonger cette sensation « magique », comme lorsque Hermann Nitsch organise six jours de son Théâtre des Orgies et Mystères, fondé sur du sang et des entrailles d’animaux déversés sur des corps humains dénudés, avec un tank écrasant des viscères alors que joue un orchestre.
C’est le sens du primitivisme de l’art contemporain. Cependant, la forme primitive exige toujours un fond magique qui soit « concret », c’est-à-dire un appel irrationnel au fantasme, à un certain espoir de consommation.
L’œuvre de l’art contemporain se veut ici en fait d’autant plus magique qu’elle prétend parler à tout le monde, s’adressant à chacun en particulier, lui permettant de la consommer en plaquant tout ce qu’il veut à ce sujet.
On ne saurait ici sous-estimer l’incrustation de l’art contemporain dans la réalité sociale. Les artistes de l’art contemporain prétendent toujours correspondre avec la société et les gens la composant, puisque pour eux une société n’est qu’un agrégat d’individus.
Le grand point de départ symbolique de cette approche est le roman Nadja d’André Breton, de 1928, qui associe des photographies au texte. Le roman présente la découverte brute d’une femme mystérieuse et envoûtante, entre folie et magie, et présente en quelque sorte la vie quotidienne comme devant consister en des moments magiques sans lendemain, telles des expériences transcendantes.
Voici le passage de la rencontre, tout à fait en phase avec la mise en perspective de chaque œuvre de l’art contemporain :
« Je venais de traverser ce carrefour dont j’oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m’a vu.
Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu’un qui, ayant commencé par les yeux, n’a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde.
Le bord, nullement la paupière (un tel éclat s’obtient et s’obtient seulement si l’on ne passe avec soin le crayon que sous la paupière. Il est intéressant de noter, à ce propos, que Blanche Derval, dans le rôle de Solange, même vue de très près, ne paraissait en rien maquillée. Est-ce à dire que ce qui est très faiblement permis dans la rue mais est recommandé au théâtre ne vaut à mes yeux qu’autant qu’il est passé outre à ce qui est défendu dans un cas, ordonné dans l’autre ? Peut-être).
Je n’avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue, tout en m’attendant, j’en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu’alors je n’en puisse rien croire.
Elle se rend, prétend-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta (je dis : prétend-elle, parce que sur l’instant j’en doute et qu’elle devait reconnaître par la suite qu’elle allait sans but aucun).
Elle m’entretient bien avec une certaine insistance de difficultés d’argent qu’elle éprouve, mais ceci, semble-t-il, plutôt en manière d’excuse et pour expliquer l’assez grand dénuement de sa mise. Nous nous arrêtons à la terrasse d’un café proche de la gare du Nord.
Je la regarde mieux. Que peut-il bien passer de si extraordinaire dans ces yeux ? Que s’y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d’orgueil ? C’est aussi l’énigme que pose le début de confession que, sans m’en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait. »
L’art contemporain se veut un équivalent d’une rencontre ; si une œuvre de l’art contemporain est toujours spatiale, elle prétend représenter un moment subjectif de son auteur et en faire vivre un à celui qui la découvre.
D’où, évidemment, les très nombreux discours qui accompagnent les œuvres contemporaines, afin d’en révéler le sens ou plus exactement la portée. Les œuvres sont en effet tellement subjectivistes voire cryptiques que, sans le discours accompagnateur, sans idéologie pour conduire les considérations à ce sujet, cela ne saurait prendre sens.
Lorsque le « plasticien » Wim Delvoye réalise au début des années 2000 « Cloaca », une machine transformant les aliments (notamment de grands chefs) en « matières fécales », il y a la prétention de faire une réflexion sur la dimension machinale du corps, de poser le rapport de l’être humain à son existence, etc.
Tous ces discours relèvent d’un dispositif incontournable pour chaque protagoniste de l’art contemporain, que ce soit du côté de « l’artiste », du côté des galeries ou des acheteurs.
Il faut toujours, pour chaque œuvre ou série d’œuvres, une narration, un discours, parce qu’il s’agit toujours de catégoriser la démarche, afin de répondre à un « besoin ». L’art contemporain répond, de fait, à tous les publics et non pas à une exigence culturelle universelle.
Il ne prétend pas d’ailleurs plaire à tout le monde mais révéler des formes artistiques de manière ininterrompue, tout comme le capitalisme produit des marchandises « différentes » pour des gens « différents ».
Les thèmes touchés sont donc infinis. Il y a les sentiments, le féminisme, la mort, les fleurs, les animaux, les couleurs… L’art contemporain présente des œuvres correspondant au catalogue en expansion des marchandises en général. Il prétend répondre à tous les besoins « spirituels » ou « intellectuels » existant.
Si on rate cette incrustation sociale de l’art contemporain, on ne saisit pas pourquoi il parvient à interpeller. Il occupe littéralement les esprits, en proposant des œuvres qui sont des fins en soi.
Pour cette raison, bien entendu, l’art contemporain est tout à fait en phase avec les conceptions « post-modernes » du capitalisme, dont il est un élément, et s’oriente de manière tendancielle toujours vers la question des identités. Une figure majeure est ici Cindy Sherman, qui depuis les années 1980 prend des photos d’elles-mêmes dans des poses relevant de la fiction.
Mais il peut également prétendre avoir une dimension sociale, car le capitalisme est tout à fait satisfait de ce qui remet en cause l’ordre établi si cela permet de développer de nouveaux marchés.
Les pochoirs pseudos-contestataires et poétiques de Banksy sont ici un excellent exemple de comment l’art contemporain cherche à « toucher », à interpeller, à atteindre les gens dans leurs attentes, leurs désirs, leurs considérations… pour dévier cela vers l’émotion brute sans lendemain.
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