Il est bien connu que l’art contemporain est foncièrement tourné vers l’expérimental. On est ici dans un esprit d’entrepreneuriat capitaliste avec une recherche d’une marchandise nouvelle et l’immense nombre d’acteurs non reconnus de l’art contemporains sert de défricheurs pour ceux qui réussissent leur carrière.
Mais on aurait tort de penser que l’expérimentation serait le propre des années 1980 ou des années 2010, qui sont des périodes marquées par des avancées du capitalisme et donc un renforcement de l’art contemporain.
Dès le départ, dès le capitalisme développé, l’art contemporain va extrêmement loin dans l’expérience, parallèlement au théâtre contemporain. John Cage met ainsi en scène en 1952 sa « composition » musicale 4′33″, où personne ne joue rien et où on entend seulement un public par définition surpris pendant quatre minutes et trente-trois secondes.
Une note de John Cage présente la chose ainsi :
« Le titre de cette œuvre figure la durée totale de son exécution en minutes et secondes. À Woodstock, New York, le 29 août 1952, le titre était 4′33″ et les trois parties 33″, 2′40″ et 1′20″.
Elle fut exécutée par David Tudor, pianiste, qui signala les débuts des parties en fermant le couvercle du clavier, et leurs fins en ouvrant le couvercle. L’œuvre peut cependant être exécutée par n’importe quel instrumentiste ou combinaison d’instrumentistes et sur n’importe quelle durée. »
Mais cette vision « musicale » était déjà conceptualisée par Yves Klein à la fin des années 1940 avec sa « Symphonie Monoton-silence », qu’il présente ainsi :
« Pendant cette période de condensation, je crée vers 1947- 1948 une symphonie «monoton» dont le thème est ce que je voulais que soit ma vie.
Cette symphonie d’une durée de quarante minutes (mais cela n’a pas d’importance, on va voir pourquoi) est constituée d’un seul et unique « son » continu, étiré, privé de son attaque et de sa fin, ce qui crée une sensation de vertige, d’aspiration de la sensibilité hors du temps.
Cette symphonie n’existe donc pas tout en étant là, sortant de la phénoménologie du temps, parce qu’elle n’est jamais née ni morte, après existence, cependant, dans le monde de nos possibilités de perception conscientes : c’est du silence – présence audible. »
Cette question de la perception « individualisée » est au cœur de l’art contemporain. On a ainsi Le Cube avec condensation de Hans Haacke, en 1963, qui est en plexiglas et se recouvre de buée en fonction de la température de la pièce. Celui-ci dit à ce sujet que :
« Une « sculpture » qui réagit à son environnement ne peut plus être considérée comme un objet (…). Elle s’insère dans l’environnement selon une relation que l’on peut considérer plutôt comme un « système » de processus interdépendants.
Ces processus évoluent sans empathie de la part du spectateur. Le spectateur devient un témoin. Le système n’est pas imaginé, mais réel. »
On comprend ainsi pourquoi, pour « Cosmogonie », Yves Klein a en 1960 placé du papier enduit de bleu sur le toit de sa voiture pour le trajet Paris-Nice, pour « enregistrer » les projections sur le toit.
La même année, Jean Tinguely produisit un « Hommage à New York » sous la forme d’une machine mécanique en furie finissant par s’auto-détruire à la fin de la performance. Et l’année précédente, Arman exposait des détritus parisiens pour la série « Poubelles », alors que son Chopin’s Waterloo consiste en les restes fixés sur un panneau en bois d’un piano démoli à la masse en 1962.
La même année Andy Warhol présentait ses 32 tableaux de la série Campbell’s Soup Cans, des variations que ne possédaient pas les 90 petites boîtes de conserve de Piero Manzoni contenant de la « Merde d’Artiste » en 1961.
En 1962 encore, Hermann Nitsch, Otto Mühl et Adolf Frohner se faisaient emmurer trois jours dans une cave-atelier ; dans Shot put en 1964 Robert Rauschenberg danse dans le noir avec une lampe allumée à l’un de ses pieds ; dans Vagina Painting en 1965 Shigeko Kubota peint une toile avec un pinceau de peinture rouge installé dans son vagin.
La même année, Joseph Beuys effectue comme performance d’expliquer ce qu’est l’art à un cadavre de lièvre dont la tête est recouverte de miel et de poudre d’or.
Pour Still and chew en 1966, John Latham fait mâcher à ses étudiants des pages de l’ouvrage Art & Culture de Clement Greenberg emprunté à la bibliothèque de l’école, puis les fait cracher dans des bouteilles remplies d’acide, qui sont ensuite apportées à la bibliothèque ; pour l’opéra sextronique de Nam June Paik en 1967, la violoncelliste Charlotte Moorman devait se déshabiller par étapes.
En 1969 dans Messe pour un corps Daniel Templon mime l’eucharistie et donne au public du boudin confectionné avec son sang ; dans Lived Taped Video Corridor, Bruce Nauman fait en 1970 passer les gens dans un étroit corridor où un écran est visible au bout, mais ce qu’on voit est en fait la personne rentrée filmée de dos.
En 1972, Stuart Brisley régurgite des aliments et rampe dans son vomi, etc.
Ce mouvement ininterrompu se prolonge à travers les décennies, depuis Boris Achour se plaçant en 1996 devant le magasin Christian Dior à Paris avec inscrit au dos de sa veste « Les femmes riches sont belles », jusqu’à Piotr Pavlenski se clouant la peau des parties génitales dans le sol en 2013 à Moscou pour « protester » contre la journée de la police.
Il y a bien entendu une inflation des comportements extrêmes, brutaux, pittoresques, ridicules, bruyants, etc., puisque seule l’escalade peut permettre à un « artiste » de se présenter de manière suffisamment originale sur un marché totalement saturé.
Cette saturation est d’ailleurs relative, car en fait l’art contemporain a une expansion accompagnant celle de la surproduction de capital, dans le prolongement de son origine subjectiviste américaine.
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