Ce qui caractérise l’art contemporain, c’est sa prétention à être une expression brute, immédiate, tout en ayant un arrière-plan ultra-intellectualisé, à prétention spirituelle. Les œuvres de l’art contemporain se présentent d’un côté de manière littéralement crue, alors que leur caractère ne se révèle qu’à travers une pseudo-argumentation ultra-sophistiquée, quasi cryptique.
Un puissant ressort idéologique a été, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, les acquis du colonialisme et de la mondialisation capitaliste. Les arts de l’Égypte antique, l’art khmer, l’art japonais, l’art polynésien, l’art dit « nègre »… ont été constamment valorisés par des démarches modernistes à prétention avant-gardiste.
Le peintre Vassily Kandinsky explique à ce sujet dans Du spirituel dans l’art :
« Comme nous, ces artistes purs ne se sont attachés dans leurs œuvres qu’à l’essence intérieure, toute contingence étant par là même éliminée. »
Guillaume Apollinaire, dans son poème emblématique Zone où il décrit une sorte de traversée de Paris, conclut de la manière suivante :
« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
lls sont des Christs d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérancesAdieu Adieu
Soleil cou coupé »
André Breton, à l’origine du surréalisme et collectionneur averti d’œuvres « primitives », a pu affirmer que :
« L’artiste européen, au XXe siècle, n’a de chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mental. »
Cette base « primitive » de l’art contemporain est bien connue et lui confère une nature « à part », avec une dimension mystico-religieuse confinant au fanatisme. L’écrivain Yasmina Reza, qui fait des pièces de théâtre à destination des grands bourgeois s’auto-auscultant, présente cette question dans Art, en 1994, reflétant l’expansion de l’art contemporain.
« Marc, seul.
Marc : Mon ami Serge a acheté un tableau.
C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux.
Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art.
Lundi, je suis allé voir le tableau que serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois.
Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Chez serge.
Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux.
Serge regarde, réjoui, son tableau.
Marc regarde le tableau.
Serge regarde Marc qui regarde le tableau.
Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.
Marc : Cher ?Serge : Deux cent mille.
Marc : Deux cent mille ?…
Serge : Handtington me le reprend à vingt-deux.
Marc : qui est-ce ?
Serge : Handtington ?!
Marc : Connais pas.
Serge : Handtington ! La galerie Handtington !
Marc : La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?…
Serge : Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui.
Marc : Et pourquoi ce n’est pas Handtington qui l’a acheté ?
Serge : Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.
Marc : Ouais…
Serge : Alors ?
Marc : …
Serge : Tu n’es pas bien là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes ?
Marc : Comment s’appelle le…
Serge : Peintre. Antrios.
Marc : Connu ?
Serge : Très. Très !
Un temps.
Marc : Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ?
Serge : Mais mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS !
Marc : Tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs !
Serge : J’étais sûr que tu passerais à côté.
Marc : Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ?!
Serge, Comme seul.
Serge : Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l’aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non content d’être ennemis de la modernité, en tirent une vanité incompréhensible.
Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante.Les mêmes. Même endroit. Même tableau.
Serge (après un temps) : … Comment peux-tu dire « cette merde » ?
Marc : Serge, un peu d’humour ! Ris ! … -Ris, vieux, c’est prodigieux que tu aies acheté ce tableau ! Marc rit. Serge reste de marbre.
Serge : Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir ce que tu entends par « cette merde ».
Marc : Tu te fous de moi !
Serge : Pas du tout. « Cette merde », par rapport à quoi ? Quand on dit que telle chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose.
Marc : A qui tu parles ? A qui tu parles en ce moment ? Hou hou ! …
Serge : Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé. Tu n’as aucune connaissance dans ce domaine, dont comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ?
Marc : C’est une merde. Excuse-moi. »
L’œuvre de l’art contemporain se veut une charge primitive dans un environnement ultra-moderne, elle se veut brute dans un cadre raffiné. C’est le subjectivisme brut dans un capitalisme regorgeant de marchandises.
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