L’opposition entre Tolain et Marx reflète dans l’A.I.T. toute une approche quant à la question révolutionnaire. Il y a d’un côté la tendance voyant les choses de manière historique, recherchant par conséquent à élaborer un savoir scientifique. De l’autre, il y a les gens qui sont ouvriéristes, s’intéressent aux revendications immédiates, tendent au pragmatisme, nient l’importance de la théorie ni de la question précise de la prise du pouvoir.
On a ainsi l’opposition, en filigrane, entre marxisme et proudhonisme, ou d’une certaine manière entre marxisme et « syndicalisme révolutionnaire ». Cela détermine toute la première période de l’A.I.T., marquée par la conférence de Londres (25-28 septembre 1865), le congrès de Genève donc (3-8 septembre 1866), le congrès de Lausanne (2-8 septembre 1867) et celui de Bruxelles (6-13 septembre 1868).
Mais la seconde période de l’A.I.T. est marquée par l’affrontement avec un proudhonisme modifié, dirigé par Bakounine (1814-1876) et donnant naissance à l’anarchisme. Un grand événement marquant est bien entendu également la Commune de Paris, qui permit à Marx de préciser ce qu’il qualifie par « dictature du prolétariat ».
Sur le plan de l’organisation, l’A.I.T. connut durant cette période le congrès de Bâle (6-12 septembre 1869) la conférence de Londres (17-23 septembre 1871) et le congrès de La Haye (2-7 septembre 1872), qui furent marqués par un intense conflit entre marxisme et anarchisme.
Le congrès du Bâle marqua le début du conflit ouvert. En pratique, le proudhonisme avait failli dans le mouvement ouvrier, parce qu’il défendait la petite propriété. Aux premiers temps de l’A.I.T., c’était toujours la ligne des partisans du proudhonisme, qui voyaient en des institutions de crédit la solution aux problèmes sociaux.
Les progrès de la lutte de classe posaient cependant la bataille pour le communisme à l’ordre du jour, le principe du collectivisme fut adopté par l’A.I.T., contre la défense de la petite propriété, et le proudhonisme devint l’anarchisme.
Au congrès de Bâle, la ligne du proudhonisme était battue avec l’adoption des motions suivantes :
« 1. Le Congrès déclare que la société a le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol à la communauté.
2. Il déclare encore qu’il y a nécessité de faire entrer le sol à la propriété collective. »
Voici comment Tolain tentait de protéger le principe de propriété privée :
« Vous m’accorderez que la société se compose d’individus, que la collectivité est un être abstrait, quelque chose qui ne ressemble pas à l’homme, quelque chose qu’on nous impose, qui est inconnu et qu’il faut cependant accepter.
L’individu, au contraire, existe ; il s’affirme dans toutes les branches de l’activité humaine ; il suffit de l’envisager à ces trois points de vue : la religion, la politique et l’économie, pour se persuader que, de toutes tendances, celles qui sont fausses sont seulement celles qui sont contraires à la manifestation de l’individu ; et partout vous reconnaîtrez ce désir de chaque homme d’être son propre roi : un être libre et indépendant.
Quand l’homme a fourni sa part de contribution pour l’organisation des services publics, lorsqu’il satisfait les garanties qu’exige de lui la société, je nie à la collectivité le droit de porter la main sur le produit de son travail ; c’est là une question de liberté humaine.
Passant ensuite à la propriété elle-même, l’orateur reproche à ses adversaires de prendre l’effet pour la cause en attribuant au droit de posséder le motif des misères de l’humanité. Il faut la voir au point de vue de la suppression des baux, loyers, etc., remplacés par le contrat de vente et le crédit réorganisé.
Demandons-nous maintenant si, comme intelligence, la collectivité est supérieure ou inférieure à l’individu.
Eh bien ! par qui ont été réalisés tous ces grands progrès dont s’enorgueillit l’humanité, sinon par des individus qui, par leur savoir et leur habileté, se sont élevés au-dessus de la collectivité, qui souvent les poursuivait de ses cris et de ses sarcasmes. Colomb, Stephenson, Galilée et beaucoup d’autres sont autant de preuves que les efforts de l’individu sont supérieurs aux efforts de la collectivité.
La collectivité a encore cet autre danger, qu’elle nuit à cette division du travail qui est un premier élément de prospérité. La question de la propriété est du domaine de la science, qui seule peut la résoudre. Tous nos votes n’y feront rien.
Enfin, citoyens, parmi tous les systèmes que nous recommande le collectivisme, il n’en est pas un qui se soit affranchi de l’organisation hiérarchique et autoritaire. Et tant que ces systèmes ne concorderont pas avec la liberté et avec l’égalité, je resterai partisan de la prospérité individuelle et terrienne. »
Ce point de vue individualiste fut écrasé et l’anarchisme remplaça le proudhonisme, comme variante plus approfondie.
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