A partir du moment où Pierre-Joseph Proudhon proposait un romantisme économique, il était inévitable qu’il serve les utopistes et la bourgeoisie au XIXe siècle, et le fascisme au début du XXe siècle. Sa conception d’un « retour en arrière » coïncide avec l’exigence de la bourgeoisie de prétendre faire partir en arrière la roue de l’histoire, face au communisme.
De la même manière, l’ultra-modernisation de la fraction la plus agressive de la bourgeoisie ne pouvait avoir l’accord des masses, ainsi même qu’une mobilisation de soutien, que s’il existait idéologiquement un projet de société protectrice, et pas seulement conquérante.
En Allemagne, l’antisémitisme « révolutionnaire » né dans le prolongement de Eugen Dühring et d’autres à la fin du XIXe siècle parviendra à se synthétiser dans le national-socialisme et diverses variantes « national-révolutionnaires », prétendant toutes protéger de manière « naturelle » la société en « rétablissant » la communauté à son état « normal », sans les « parasites ».
En France, le fascisme ne parviendra pas à réaliser une synthèse de ce type, malgré un nombre effarant de « laboratoires » d’extrême-droite oeuvrant en ce sens au début du XXe siècle.
L’historien Zeev Sternhell constate ainsi :
« Le fascisme français, héritier direct de Barrès et de Drumont, de Sorel et de Janvion, de Berth et de Biétry, se distingue aussi par la richesse de ses variantes et de ses courants. C’est en France, plus encore qu’en Italie, que le fascisme présente une diversité qui permet mieux qu’ailleurs d’en dégager un paradigme, un « type idéal. » (…) Plus qu’ailleurs, c’est en France que fleurissent toutes les chapelles du fascisme, tous les clans et groupuscules possibles et imaginables. Ce foisonnement de tendances et d’écoles est certes pour beaucoup dans l’impuissance politique du fascisme français.
Mais il atteste aussi de sa richesse idéologique et de son potentiel. L’imprégnation fasciste dans ce pays fut bien plus profonde et les milieux touchés bien plus nombreux qu’on ne l’imagine ou qu’on ne le reconnaît d’ordinaire »
Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche: l’idéologie fasciste en France
De tous ces « laboratoires » du fascisme, le plus connu fut le « cercle Proudhon », qui publia quelques « cahiers » (quatre dont deux doubles).
Le « Cercle Proudhon » s’appuie notamment sur l’activisme de Henri Lagrange (1893-1915) au sein des monarchistes de l’Action française, qui joue tant sur le tableau paramilitaire (notamment à Paris dans le quartier latin avec les « camelots du roi » munis de cannes plombées) qu’intellectuel et culturel.
Henri Lagrange était vite devenu un activiste de premier plan, dès l’adolescence même, faisant par ailleurs six mois de prison pour avoir giflé le président de la république lors d’une commémoration. Il deviendra ensuite secrétaire général des étudiants de l’Action française, organisation qui l’exclura en 1913 pour ses velléités de coup d’État. Il aurait pu jouer un rôle capital après-guerre s’il n’était pas décédé lors de celle-ci.
Le concept du « Cercle Proudhon » est typiquement fasciste : il s’agit d’allier la critique romantique de la société faite par les monarchistes à une critique anti-capitaliste romantique, à savoir celle faite par Georges Sorel.
Sorel se place ici dans le prolongement de Pierre-Joseph Proudhon, à la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. On retrouve, comme chez Pierre-Joseph Proudhon et d’ailleurs les anarchistes en général, le refus du concept marxiste de « plus-value » et de la théorie en général, le rejet de la politique, la négation de la théorie au profit d’une « mystique de l’action », etc.
Le sens même de la démarche historique de Pierre-Joseph Proudhon se révélait de toutes manières au grand jour, avec le « besoin » d’une idéologie fasciste ; ainsi pour le premier centenaire de sa naissance en 1909, la gerbe sur sa tombe déposée par « Comité d’action des syndicalistes royalistes » portait un ruban où l’on pouvait lire :
« A P.J. Proudhon, au patriote français qui combattit le principe des nationalités en Europe, au justicier socialiste qui dénonça les crimes sociaux de la Révolution et les mensonges économiques du collectivisme juif, à l’immortel auteur du Principe fédératif. »
On a donc avec le « Cercle Proudhon » une « synthèse » idéologique possible, sur la base du rejet de la « démocratie » et du « libéralisme », c’est-à-dire la mise en place d’une idéologie corporatiste dans l’esprit du fascisme.
Lors de la première réunion du « Cercle Proudhon », on trouve ainsi à la fois des monarchistes, au nombre de cinq (plus un sympathisant), dont Georges Valois, et des « soréliens », au nombre de deux, dont Edouard Berth. L’intellectuel Georges Bernanos participera également au projet, restreint sur le plan militant et également sur le plan de la diffusion, les « Cahiers » tirant à 660 exemplaires, pour 200 abonnés.
Sorel, quant à lui, ne soutient pas le projet même s’il le suit, ce qui n’empêche pas Lagrange, lors du premier anniversaire du « Cercle Proudhon » en mai 1912, de déclarer :
« Sans Georges Sorel, le Cercle Proudhon ne pourrait exister ; il sera donc toujours honoré et admiré comme un maître. »
C’est une contradiction parmi beaucoup d’autres et le « Cercle Proudhon » ne résistera pas à la première guerre mondiale impérialiste, l’Action française redevenant ouvertement conservatrice. Mais cela a été une tentative importante ; pour preuve, voici ce qu’on lit dans l’étonnant article de Charles Maurras suite à l’assassinat de Jean Jaurès :
« Nous nous sommes inclinés hier devant la dépouille sanglante de M. Jean Jaurès, et nous avons immédiatement exprimé la réprobation que nous inspirait cet attentat deux fois criminel, puisqu’il est stupide.
L’incomparable honneur qui vient d’être accordé à M. Jean Jaurès de tomber en signe de sa foi et de sa doctrine affranchit sa personne des jugements d’ordre moral sur sa politique et son action. Seules ses idées restent exposées au débat qui ne peut mourir (…).
Depuis une vingtaine d’années, non seulement la France, mais le parti socialiste et démocratique français se trouvait au carrefour d’Hercule, entre le maximum et le minimum de l’effort national.
Ma jeunesse a connu des socialistes presque chauvins. Il en était même d’antisémites, dont quelques uns se retrouvèrent à l’affaire Dreyfus, contre Dreyfus ou bien sur un terrain de stricte neutralité.
L’hypothèse d’un socialisme nationaliste n’était pas plus improbable qu’une autre vers l’année 1894. Le nationalisme sous-entend une idée de protection du travail et des travailleurs (…).
Si l’Etat doit être solide pour faire face à l’Etranger, il doit l’être bien davantage pour résister à cet insaisissable étrangère, la Finance, à ce pouvoir cosmopolite, le Capital ! »
C’est une ligne conjuguant nationalisme et critique du capitalisme dans l’esprit de Pierre-Joseph Proudhon.