Georges Boris est un journaliste radical ; par la suite, il rejoindra le gouvernement Léon Blum, comme directeur de cabinet au ministère du Trésor, en mars-avril 1938. C’est un grand admirateur du New Deal (« nouvelle donne ») mis en place en 1933 aux États-Unis par Franklin Roosevelt.
Et, concrètement, si on regarde le Front populaire, on peut voir qu’il a cette même approche, qui sera théorisée par la suite seulement par l’économiste britannique John Maynard Keynes. Pour que l’économie tourne, il faut qu’il y ait consommation, pour qu’il y ait consommation il faut qu’il y ait pouvoir.
En « donnant » de l’argent aux travailleurs, il y a aura une relance de la consommation, plus de production, davantage de recettes pour l’État car les impôts élargissent leur champ d’application.
Il y aura de l’inflation, mais cela forcera les gens ayant mis de l’argent de côté à l’investir par peur de le voir perdre sa valeur.
Le New Deal ne s’est pas fondé sur l’approche de Keynes, mais la précède et relève de la même approche, avec toutefois surtout, en pratique, des interventions étatiques en série pour réguler.
C’est une démarche absolument typique de l’époque, où les États capitalistes agissent sur le capitalisme, espérant formuler des « plans » ; en France, on peut citer ici comme tenants de cela les néo-socialistes, le groupe X-crise d’anciens élèves de Polytechnique, etc.
Cette conception sera par la suite reprise par l’URSS révisionniste (à la suite d’Eugen Varga) et le Parti Communiste Français (avec Paul Boccara) dans la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », où l’État devenu neutre « sauverait » le capitalisme : il suffirait d’en prendre le contrôle par les élections et les syndicats pour faire la révolution.
Plus globalement, la théorie du « capitalisme organisé » avait déjà été la théorie principale des socialistes des années 1920-1930. Ce qui ressort du Front populaire est à placer dans cette perspective.
Georges Boris résume ici de la manière suivante ce que vise le Front populaire :
« Le gouvernement se met à l’œuvre. Tâche immense. Pour l’accomplir, le gouvernement se propose, [le ministre des Finances du Front populaire] Vincent Auriol l’a expliqué, de stimuler la consommation en distribuant un nouveau pouvoir d’achat aux masses laborieuses par le moyen des augmentations de salaires, des grands travaux.
La hausse des prix qui s’ensuivra déterminera le dégel de la thésaurisation ; car on achète toujours à la hausse. Dès lors, la machine aura été remise en marche : la vie économique reprendra.
L’augmentation du chiffre d’affaires et de l’ensemble des revenus se traduira rapidement au point de vue fiscal par un accroissement des recettes. Ce processus est bien celui du retour à la santé. »
Naturellement, il faut une certaine confiance de la part des capitalistes pour que cela fonctionne, et le Front populaire inquiète beaucoup : l’argent est discrètement, illégalement, placé à l’étranger. Mais, de toutes façons, le gouvernement n’instaura pas un contrôle des changes pourtant au programme du Front populaire.
Il s’agit de ne pas faire peur aux capitalistes et il existe une grande confiance sur ce point. Le ministre des Finances du Front populaire Vincent Auriol en est certain :
« D’ici quelques mois, la ruche s’animera. Les capitaux apeurés et cachés se mêleront à nouveau à l’activité économique. Le moteur, longtemps coincé, fonctionnera. »
Le terme de ruche est une allusion à la Fable des abeilles, une œuvre du 17e siècle du Néerlandais Bernard Mandeville. Il y affirme que les gens attirés par le gain, même pour de mauvaises raisons, apportent du dynamisme à l’économie d’un pays. Ainsi, les « vices privés font le bien public ».
L’idée du Front populaire, c’est que les capitalistes, même initialement inquiets, ne pourront s’empêcher de développer leurs activités.
Il n’empêche qu’il faut des rentrées d’argent, et celles-ci ne peuvent venir que des plus fortunés. C’est considéré comme un nécessaire sacrifice national. Le socialiste Paul Faure dit ainsi lors d’un meeting à Chalon-sur-Saône :
« Il faudra bien qu’on en arrive à résoudre cette contradiction insupportable de quelques centaines de privilégiés disposant des principales sources de la richesse.
Quand un État est en péril au point de vue financier, c’est à la classe riche de faire l’effort le plus important.
Si elle s’y refuse, si elle se livre à de coupables manœuvres pour saboter l’œuvre de relèvement entreprise, son action prend alors le caractère d’une haute trahison et doit être traitée comme telle. »
Dans ce cadre, le conseil de Régence de la Banque de France est aboli ; il était composé de quinze régents et trois censeurs, choisis parmi les plus grands capitalistes, et représentant de fait la haute bourgeoisie. On parle ici des 200 plus grands actionnaires (d’où les « 200 familles ») de la Banque, sur un total de 40 000.
Remplace le conseil de Régence un conseil de 20 membres, avec seulement 2 représentants des actionnaires : les autres sont des dirigeants d’organismes publics de crédit, des hauts fonctionnaires, et des représentants de la production. C’est à ce titre que Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, rejoint ce conseil.
C’est là clairement une logique de modernisation du capitalisme, mettant fin à une certaine féodalité financière.
Autre décision de ce type, la mise en place en août 1936 d’un Office national interprofessionnel du blé (Onib), relevant à la fois du ministère de l’Agriculture et de celui des Finances. L’Onib agit tel un monopole : il fixe le prix du blé, lui seul peut en faire commerce, tant nationalement qu’internationalement.
Cette décision était extrêmement attendu : le blé avait atteint la cote 111 en 1931, pour passer à 51 en 1935 ; pour les mêmes années, la cote du vin passait de 110 à 49.
La France est alors à moitié paysanne et ce dont il s’agit ici, c’est ni plus ni moins que de mettre au pas le capitalisme dans le secteur, en cherchant à le réguler par la force. Il faut remarquer que ni le régime de Vichy ni la France d’après-guerre ne remettront en cause, bien au contraire même, l’intervention de l’État dans l’agriculture.
Un autre exemple de réforme modernisatrice au service du capitalisme touche l’enseignement. Pour faire simple, avant le Front populaire, il y avait deux types d’écoles. Le premier, le « primaire », était gratuit, et scolarisait jusqu’à 13 ans. La quasi-totalité des jeunes y passait.
Le second, le « secondaire », était un système parallèle. Il commençait à 6 ans, dans le cadre du « collège » et du « lycée » qui menait au baccalauréat. Cela ne concernait que 5 % des jeunes, faisant évidemment partie de couches supérieures de la bourgeoisie.
Le secondaire fut payant, puis progressivement gratuit à partir de 1928, avec un examen d’entrée cependant, afin de conserver la dimension sélective. En 1928-1929, il y avait 291 000 élèves dans le secondaire (dont 121 000 dans le privé), contre 4 millions dans le primaire.
Le Front populaire entreprit d’unifier les deux systèmes. Il mettra un peu de temps à le réaliser, puisque c’est en 1937 que sont instaurés deux « degrés ». Le passage du certificat d’études primaires permet de passer de l’un à l’autre, à 11-13 ans. Si on ne l’obtient pas, on suit une filière parallèle au second degré, où il y a trois filières : classique, moderne et technique.
Entre-temps, l’école obligatoire jusqu’à 14 ans fut voté, par 488 voix contre 80. Les méthodes d’apprentissage furent modifiées, afin de donner moins de place au par cœur. L’accent fut également mis sur la laïcité, pour contrer l’influence de la religion catholique, mais également des Ligues d’extrême-droite.
Il n’est pas difficile de comprendre que ce qu’on a là, c’est la mise en place d’une école pour les masses, ce qui était absolument nécessaire pour un capitalisme se développant et s’arrachant à une France encore largement agraire.
Il faut des formations toujours plus poussées, et cela le capitalisme n’est pas en mesure de le fournir : c’est l’État qui intervient, et toujours davantage, pour réguler, permettre aux rouages capitalistes de tourner.
Si on a conscience de cela, alors on peut comprendre le sens réel, historique, de ce qu’explique Léon Blum à la réunion du Conseil national du Parti socialiste SFIO, le 10 mai 1936.
« Le gouvernement de demain, ce sera un gouvernement de bien public ; ce sera un gouvernement qui essaiera de tirer, qui tirera ce pays de la torpeur, de l’anémie, de la défiance de lui-même.
Nous sortons d’une période sombre. Je ne veux ici, faire le procès de personne ; je sais que parmi les hommes qui ont gouverné depuis quatre ans, il y en a qui, de bonne foi, ont cru appliquer à la maladie sociale développée par la crise le traitement le plus efficace.
Ils l’ont cru honnêtement, on peut même dire pour beaucoup d’entre eux qu’ils l’ont cru courageusement, parce qu’ils savaient malgré tout, en fin de compte, qu’ils s’exposaient à l’impopularité. Ils croyaient évidemment réussir.
Or, ce n’est pas moi qui viens leur dire aujourd’hui qu’ils ont échoué, c’est le pays qui le leur a dit. Le verdict du pays est catégorique et définitif sur ce point.
Par conséquent, nous venons pour faire autre chose, nous venons pour que cela change, nous venons pour réaliser ce à quoi le pays aspire clairement : le pays est las des privations, il est las des pénitences parce qu’elles ne lui ont pas rendu la santé, parce qu’au contraire, elles ont aggravé le mal dont il souffrait, parce que, par surcroît, il sait qu’elles sont absurdes et qu’elles sont iniques, dans un moment de la civilisation où le progrès scientifique et technique au service de la justice suffirait pour tous.
Tous nos efforts vont tendre à créer, à régénérer, à stimuler au lieu de rationner, d’interdire et de détruire comme on l’a fait.
L’intervention de l’État, je le répète, nous voulons l’appliquer et nous l’appliquerons à tous les centres nerveux du corps économique pour lui rendre une vigueur, pour lui rendre une allégresse, cette allégresse qu’un convalescent éprouve quand il fait ses premières sorties, et qu’il sent à nouveau le sang affluer à la surface de son corps.
Aujourd’hui, il y a des centaines et des centaines de milliers d’hommes qui ne travaillent pas, il y en a des millions qui travaillent pour des salaires de famine. Toutes les classes paysannes, tous les commerçants ont presque perdu le goût du travail parce que le travail ne leur assure plus la sécurité et ne leur assure plus cette petite parcelle de bien-être nécessaire.
Il y a la jeunesse, dont le cas est plus tragique que tous les autres, car, je peux bien le dire à mon âge, qu’est-ce que c’est que la vie sans la jeunesse, et qu’est-ce que c’est que la jeunesse quand elle ne connaît plus l’espoir ?
Nous voulons ranimer l’espoir, nous voulons lutter contre la misère, comme le disait fortement notre ami Belin dans une suite d’articles du Peuple, car il n’y a pas une seule souffrance dans le pays dont nous ne soyons solidaires, parce qu’il n’y a pas une seule d’entre elles qui ne soit le produit de l’iniquité sociale. Nous voulons rendre le goût du travail à ceux qui sont en train de le perdre.
Nous voulons rouvrir les sources de la richesse, accroître la masse des revenus consommables, c’est-à-dire des salaires. Nous voulons le retour de la sécurité, et l’extension du bien-être, dans la pleine mesure où cela est possible avec le régime social à l’intérieur duquel nous allons agir.
Nous savons très bien qu’une nation ne peut pas se passer de finances saines et probes. Mais nous attendons précisément le retour à un équilibre réel et à un équilibre stable de l’accroissement de la richesse nationale, de l’accroissement de la masse des revenus consommables de la nation.
Comment donc pourrions-nous en même temps vouloir jeter ce pays dans le tumulte, dans le chaos, dans je ne sais quelle bagarre furibonde et sanglante ? Le succès de notre entreprise suppose la confiance, la vraie, non pas la confiance mercenaire, la confiance sous condition de telle ou telle catégorie de possédants, mais la confiance du pays en lui-même.
Nous voulons que la France reprenne confiance dans l’efficacité du travail, dans l’immensité de ses ressources, dans son intelligence dont elle vient presque à douter, dans ses facultés héréditaires de renouvellement et de régénération, dont tout son esprit révolutionnaire est le témoignage.
Par conséquent, notre œuvre doit être le contraire d’une destruction, d’une restriction ; elle sera, dans le sens plein et fort du terme, une construction et elle ne peut pas se réaliser sans que le pays y consacre une partie de ses ressources, sans qu’il s’ouvre par conséquent à lui-même un large crédit.
Elle suppose une avance à l’allumage ; elle suppose cette espèce d’anticipation confiante sur la réalité, que l’on appelle aujourd’hui une mystique. Tout cela est incompatible avec les desseins insensés qui nous sont prêtés par la malignité perfide des uns ou la crédulité naïve des autres. »
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