Le Front populaire et la nationalisation de l’industrie de l’armement

Il va de soi que, même s’il se refusait à soutenir militairement de manière franche et décidée l’Espagne républicaine, le Front populaire devait tout de même procéder à une amélioration de la production d’armement. Les chiffres en ce domaine venant de l’Allemagne nazie faisaient froid dans le dos et forçaient la décision.

C’est surtout du point de vue de l’armée que l’inquiétude grandissait ; les nationalistes s’agitaient également en ce domaine, tout en dénonçant la guerre, par convergence avec le fascisme italien et le nazisme allemand.

Ici, les radicaux voulaient un renforcement de l’armée, les communistes maintenaient une ligne violemment anti-armée et anti-guerre, et les socialistes croyaient au désarmement, refusant tout ce qui pourrait apparaître comme une escalade.

Tout le monde était donc d’accord pour la nationalisation, mais pas précisément pour les mêmes raisons ; il s’agissait de mettre au pas les « marchands de canons », mais certains espéraient une modernisation là où d’autres espéraient une atténuation de la course aux armements.

C’est, au fur et à mesure, la ligne des radicaux qui l’emporta, c’est-à-dire celle de la modernisation, et on a ici un aspect essentiel qui va toujours davantage l’emporter. Le gouvernement du Front populaire, plus il agit, se pose en levier de ré-impulsion du capitalisme, sous une forme plus développée, plus avancée.

De toutes les réformes, celle concernant l’armement est cependant la plus ratée. En pratique, on a une nationalisation de l’industrie de l’armement, ou plus exactement d’une partie de celle-ci, son noyau dur.

Seulement 10 000 ouvriers travaillent dans les entreprises nationalisées, tout ce qu’il y a autour y échappe – il n’y a pas de centralisation généralisée de l’industrie de l’armement.

Ce qui se passe, c’est que l’armée disposait déjà de manufactures nationales, d’une vingtaine d’ateliers, d’arsenaux, et que de nombreuses productions les rejoignent. Mais il n’y a pas la mise en place d’un écosystème étatique.

Le vivier des 70 000 entreprises travaillant, sous une forme ou une autre, pour l’industrie de l’armement, reste non touché. On doit ici mentionner notamment la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt, à Saint-Chamond près de Saint-Étienne, qui a littéralement le monopole des tourelles (destinés aux chars, ainsi qu’aux cuirassés).

La nationalisation de début août 1936 – les propriétaires sont bien entendu dédommagées – concerne les entreprises suivantes.

On a la section « armement blindé » de Renault, qui devient AMX (Ateliers d’Issy-les-Moulineaux), en banlieue parisienne. Du côté de l’entreprise Schneider, on a une usine au Havre ainsi que deux ateliers du Creusot, pour la fabrication de canons surtout. On l’usine Hotchkiss de Levallois et de Clichy, encore en banlieue parisienne, qui produit des canons anti-char et anti-aérien.

On a l’usine de torpilles de Gassin, près de Saint-Tropez ; on a deux usines de Brandt, à Châtillon en banlieue parisienne et Vernon en Normandie, pour la fabrication de mortiers. On a encore la cartoucherie du Mans de l’entreprise Manurhin, une usine de masques à gaz à Saint-Priest, les Ateliers mécaniques de Normandie à Caen.

Seul le bureau d’études des armes automatiques Hotchkiss est intégré au cours de ce processus qui ne fait qu’arracher des productions à quelques entreprises, ce qui est terrible sur le plan de la recherche technologique.

D’ailleurs, les entreprises mettront tous les obstacles possibles, conservant certaines parties du personnel, procéderont à des déménagements et à des réaménagements des lieux, parviendront à empêcher une nationalisation formelle absolue, mèneront différents recours, etc.

On a également les usines d’aviation, alors que pour l’entreprise Gnome et Rhône, la seule à produire des moteurs d’avions, l’État prend une participation minoritaire (ainsi que dans Hispano-Suiza, qui n’est pas français).

Cela donna naissance à diverses structures : la Société Nationale de Construction Aéronautique du Nord (Amiot à Caudebec-en-Caux en Normandie, ANF-Les Mureaux et CAMS de Sartrouville en région parisienne, Breguet du Havre en, Potez de Méaulte en Picardie), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Centre (usines Hanriot de Bourges et Arcueil, Farman de Boulogne-Billancourt), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Midi (avec autour de Toulouse un aéroport, des magasins, les usines Dewoitine de Cugnaux et de Francazal, etc.), la Société Nationale de Construction Aéronautique de l’Ouest (usines Breguet de Nantes, Loire-Nieuport de Saint-Nazaire, Issy-les-Moulineaux en région parisienne), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Est (CAMS de Vitrolles, Lioré-et-Olivier d’Argenteuil et Clichy-la-Garenne en région parisienne, Potez de Berre en Provence, Romano de Cannes, SPCA de Marignane), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Ouest (usines Blériot de Suresnes, Bloch de Courbevoie et Villacoublay, tous en région parisienne, Lioré-et-Olivier de Rochefort en Poitou-Charente, SAB de Bacalan près de Bodeaux, SASO de Mérignac, UCA de Bègles).

On notera ici que Marcel Bloch devient l’administrateur délégué de la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest, qui a intégré son entreprise ; il fonde alors la Société des avions Marcel Bloch comme bureau d’études, qui va travailler pour la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest ! Marcel Bloch fera après-guerre fortune avec les commandes de l’Otan, se convertira au catholicisme et prendra le nom de Marcel Dassault.

Il faut ici saisir un aspect extrêmement important. Le progrès des forces productives a totalement modifié la question de l’armement. En ce sens, la guerre d’Espagne relève pour beaucoup des formes passées de guerre, car elle n’est pas réellement mécanisée, du moins dans ses modalités initiales.

La guerre moderne, à la fin des années 1930, exige que plus de 60 % des dépenses militaires aillent à la fabrication du matériel. Il y a ici une prime à qui dispose d’un appareil productif efficace.

Or, la production française est largement déficiente. Edouard Daladier raconte, après sa visite d’usines d’armement, sa stupéfaction à l’Assemblée nationale lorsqu’il a été obligé de « constater que, très souvent, le travail à la lime avait une importance plus considérable que le travail des machines ».

L’aviation surtout relève d’une production catastrophique, littéralement artisanale. On comprend que, dans un tel cadre, le passage de 48 heures à 40 heures de travail hebdomadaire a été un puissant facteur de désorganisation de la production dans le secteur. Cela est d’autant plus vrai de par la pénurie de main d’œuvre qualifiée.

La situation est tellement catastrophique que la France produit encore en 1938 des avions dont la construction a été lancée en 1934, et qui sont déjà totalement dépassés techniquement. C’est également que les entrepreneurs d’avions préféraient le cas échéant conserver les vieux modèles, car ils disposent des licences et que c’est donc rémunérateur pour eux.

La nationalisation va œuvrer ici à la modernisation, mais lentement, les effets ne se faisant sentir qu’au bout de quelques années, ce qui sera bien trop tard par rapport à l’Allemagne nazie. Il est vrai également que les effectifs ont très largement grandis, avec la réorganisation d’autres productions, surtout automobiles, pour la fabrication d’avions.

On a ainsi 20 821 personnes dans l’industrie aéronautique en 1934, 32 000 en 1935, 34 000 en 1936, 38 000 en 1937, 52 000 en 1938, 81 000 en en 1939, 250 000 en 1940.

Mais une telle organisation reflète une capacité d’organisation étatique et il faut noter ici l’aspect transformateur qu’a le Front populaire sur l’État.

En août 1936 est ainsi mis en place une caisse nationale des marchés de l’État des collectivités et des dépenses publiques. Il y avait notamment l’idée de réaliser par ce moyen des grands travaux, mais dès 1937 la quasi-totalité des dépenses va à l’armement.

Il y a toutefois ici le noyau dur du Front populaire : le principe de l’État-levier. L’intervention de l’État dans la production d’armement joue nécessairement sur l’industrie en général, et en allant dans le sens des financements par la caisse nationale des marchés de l’État des collectivités et des dépenses publiques, l’État devient un acteur capitaliste en tant que tel.

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