Le Front populaire et les Accords de Matignon

L’hôtel de Matignon est la résidence du Premier ministre ; les Accords de Matignon désignent ceux faits en cet endroit, dans la nuit du 7 au 8 juin 1936. Ces Accords furent supervisés par le premier ministre Léon Blum, mais ils concernent directement trois partenaires : les travailleurs avec la CGT, les patrons avec la CGPF (Confédération générale de la production française), l’État.

Le 5 juin 1936, Léon Blum avait annoncé à la radio la formation du gouvernement et les mesures immédiates qui seraient prises. Les Accords de Matignon concernent ces mesures.

« Le gouvernement de Front Populaire est constitué.

Appelé hier, à 6 heures du soir, par le Président de la République, je lui ai remis, séance tenante, la liste de mes collaborateurs.

Le gouvernement se présentera dès demain devant les Chambres.

Dès aujourd’hui, il veut prendre contact avec le pays.

Son programme est le programme de Front Populaire.

Parmi les projets dont il annoncera le dépôt immédiat et qu’il demandera aux deux Chambres de voter avant leur séparation figurent :

– La semaine de 40 heures,

– Les contrats collectifs,

– Les congés payés.

C’est-à-dire les principales réformes réclamées par le monde ouvrier.

Il est donc résolu à agir avec décision et rapidité… pour les travailleurs de la terre comme pour les travailleurs des usines.

Il fera tout son devoir. Il ne manquera à aucun des engagements qu’il a pris. Mais sa force réside avant tout dans la confiance qu’a mise en lui le peuple de France, et il en réclame aujourd’hui le témoignage aux millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir.

L’action du gouvernement, pour être efficace, doit s’exercer dans la sécurité publique. Elle serait paralysée par toute atteinte à l’ordre, par toute interruption dans les services vitaux de la Nation. Toute panique, toute confusion serviraient les desseins obscurs des adversaires du Front Populaire, dont certains guettent déjà leur revanche.

Le gouvernement demande donc aux travailleurs de s’en remettre à la loi pour celles de leurs revendications qui doivent être réglées par la loi, de poursuivre les autres dans le calme, la dignité et la discipline.

Il demande au Patronat d’examiner ces revendications dans un large esprit d’équité. Il déplorerait qu’une tactique patronale d’intransigeance parût coïncider avec son arrivée au pouvoir. Il demande enfin au pays tout entier de conserver son sang-froid, de se défendre contre les exagérations crédules et les rumeurs perfides, d’envisager avec pleine maîtrise de lui-même une situation déjà dramatisée par les observateurs malveillants de la France, mais que les efforts d’une volonté commune doivent suffire à résoudre.

La victoire des 26 avril et 3 mai, reçoit aujourd’hui sa pleine consécration.

Un grand avenir s’ouvre devant la démocratie française.

Je l’adjure, comme Chef du Gouvernement, de s’y engager avec cette force tranquille qui est la garantie de victoires nouvelles. »

Le gouvernement du Front populaire prend donc les mesures suivantes, dès sa mise en place, ce qui lui confère historiquement une grande aura. La procédure est rapide, de fait : le Front populaire fait voter 135 lois en 73 jours.

On a la semaine de travail qui passe de 48 heures à 40 heures, pour le même salaire ; en théorie, cela ne relève pas des Accords de Matignon en soi, car c’était dans le programme du Front populaire : la loi est votée quelques jours après. Mais l’exigence est validée pareillement par les capitalistes et nécessairement dans ce cadre.

Car la transformation est énorme et c’est un acquis formidable pour les travailleurs. Mais c’est aussi l’expression inévitable du développement du capitalisme et de l’intensification du travail fourni.

Deux semaines de congés, payés, par an, c’est un minimum alors que le travail est devenu beaucoup plus intense. Une année sans pause était devenu impossible.

Les 48 heures de travail n’étaient tout simplement plus tenables, physiquement et psychiquement, par les masses de travailleurs. Une modernisation était inéluctable et si c’est un acquis social, c’est également un accompagnement de l’évolution technique de la production.

Il en va de même pour les salaires, qui obéissent désormais à des « contrats collectifs de travail », qui vont par la suite comme on le sait être appelées des conventions collectives. C’en est fini du capitalisme « sauvage » où les patrons agissaient de manière totalement isolée, séparée ; le travail modernisé exige une certaine clarté dans le niveau de formation, dans l’obtention des salaires.

Si les contrats collectifs mettent fin à une tyrannie locale, ils relèvent en même temps de la modernisation du joug capitaliste général.

Pour cette raison, la liberté syndicale est désormais considérée comme intangible. C’est un acquis au niveau des processus de revendication, et cela met fin aux incroyables abus où l’embauche, le licenciement, les mesures disciplinaires, la répartition du travail… étaient une vraie force pour les patrons pour empêcher tout activisme revendicatif.

Les syndiqués sont désormais protégés. Cependant, là aussi cela correspond à la modernisation du capitalisme, à la nécessité pour les patrons de disposer d’interlocuteurs ayant un vrai levier sur les travailleurs.

Les grèves de 1936 ont d’ailleurs été justement un grand traumatisme pour le patronat dans la mesure où ils se sont aperçus que les masses étaient livrées à elles-mêmes, qu’il n’y avait pas de structure syndicale à l’échelle globale du monde du travail.

La CGT était très minoritaire avant 1934, et c’était encore plus vrai pour la CFTC catholique. Tout a totalement changé désormais : les Accords de Matignon font donc de la CGT une centrale surpuissante (la CFTC étant mise de côté par l’État, qui profite parallèlement d’un grand gonflement de ses effectifs).

Dans le contexte du Front populaire, la CGT et la CGT-Unitaire (lié au Parti Communiste Français) se sont unifiés en mars 1936. La première s’appuyait sur à peu près 500 000 adhérents, la seconde sur autour de 250 000. L’unification amène la CGT réunifiée à s’appuyer sur 2,6 millions de membres, le chiffre atteignant 4 millions en 1937.

Et ce saut quantitatif a une portée qualitative. Au début de 1936, la CGT était forte chez les postiers (44 % d’entre eux), les cheminots (22 % d’entre eux), les services publics (36 % du personnel). Dans la métallurgie, le textile, le taux de syndicalisation consistait en moins de 5 %. Avec le Front populaire, la CGT unifiée s’implante partout, passant de 4 000 à 16 000 syndicats.

Cette masse organisée de travailleurs ne va toutefois avoir aucun poids politique ni historique malgré le caractère brûlant. Elle s’insère purement et simplement dans la vie capitaliste. Les Accords de Matignon instaurent d’ailleurs le principe du délégué du personnel, véritable pivot syndical dans le cadre de la vie quotidienne de l’entreprise. On est dans une logique d’encadrement moderne.

Seulement voilà : la France n’est pas encore moderne. Pratiquement les 3/4 des ouvriers exercent leurs activités dans des entreprises de moins de cent personnes, et il n’y a pas la même marge de manœuvre technique et financière que pour les plus grandes entreprises.

Cela est d’autant plus vrai qu’en plus du passage aux 40 heures hebdomadaires, les salaires sont revalorisés, de 7 % à 15 %. Les Accords de Matignon sont clairement le produit d’une double situation : celle marquée par une population ouvrière dans des grandes entreprises, celle où la classe ouvrière est massivement présente dans la région parisienne.

C’est cette particularité qui a produit le Front populaire, alors que le capitalisme est encore peu moderne, et que la moitié de la population encore rurale échappe pratiquement aux mesures des Accords de Matignon.

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