Il est nécessaire ici de voir que c’est précisément cette passivité typique de Karl Kautsky que Lénine dénonce sous le vocable de kautskysme. Le kautskysme est ici un centrisme, c’est-à-dire une collusion avec la droite contre la gauche, au nom du succès mécanique inévitable censé arriver.
Karl Kautsky assuma cette position centriste jusqu’à la caricature. En 1915, il publia dans ce cadre État national, État impérialiste et fédération des États. C’était un ouvrage étrange : Karl Kautsky tentait d’y formuler une ligne de pseudo-critique de l’impérialisme, en pleine guerre.
Affirmant que la formation d’un État national est un aboutissement démocratique, dans la mesure où il dispose d’une langue commune à sa population, il y rejetait la formation d’États multinationaux, refusant de ce fait l’expansionnisme germanique par rapport à la France, sans le dire ouvertement.
En même temps, Karl Kautsky se perd dans des réflexions sans fin sur ce qu’est l’expansionnisme, en quoi il n’est pas nécessairement en rapport avec l’impérialisme. Sa conclusion d’une très longue présentation de la situation coloniale est ainsi la suivante :
« A première vue, l’actuelle guerre mondiale est de ce fait pas de type impérialiste. Et pourtant il est de ce type, mais seulement en dernier lieu.
L’impérialisme est coupable de la catastrophe guerrière dans la mesure où il a été la force motrice dans la course à l’armement, qui naturellement a ensuite emporté toutes les grandes puissances, qu’elles soient poussées par des motifs impérialistes ou non.
Cette course à l’armement devait devenir la cause de la guerre, si rien n’était mis en place pour la freiner, même en parvenant à supprimer les questions impérialistes litigieuses par une compréhension pacifique mondiale. »
Par conséquent, selon Karl Kautsky la guerre n’est pas le fruit du capitalisme passé au stade impérialiste, mais d’une tendance particulière à un secteur particulier du capital, à savoir le capitalisme financier cherchant à s’étendre, avec en parallèle le militarisme devenant en quelque sorte indépendant.
En présentant la chose ainsi, Karl Kautsky dédouanait l’impérialisme allemand, puisque la guerre devenait une sorte de produit mécanique de la réalité internationale. C’est la position exactement contraire de celle de Lénine en Russie, qui lui prônait le défaitisme révolutionnaire.
Déjà, en 1910, il considérait qu’un affrontement militaire entre la France et l’Allemagne n’était pas prévisible autant qu’une loi de la nature, alors que de son côté Lénine avait développé le marxisme pour aboutir à sa conception de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.
La seule tâche qui reviendrait à la social-démocratie, selon Karl Kautsky, serait alors de demander dans chaque pays qu’un accord de paix général soit formulé, comprenant le principe de respect du droit des peuples à décider de leur sort, dans le refus de toute annexion.
Karl Kautsky était obligé de penser cela, car de son point de vue la croissance de la social-démocratie était inébranlable, irrépressible. La guerre ne peut alors, dans cette perspective, qu’être un simple aléas, une tourmente passagère.
En 1916, il publia également Les États-Unis d’Europe centrale, tentant de s’opposer au grand succès de l’ouvrage Mitteleuropa (Europe Centrale) du pasteur Friedrich Naumann (1860-1919), notamment connu pour avoir organisé des aides sociales pour contrer la social-démocratie et théorisé un « socialisme national sur une base chrétienne » (sans antisémitisme, néanmoins).
Dans Mitteleuropa, on trouve d’exposée toute la conception impérialiste d’organisation de l’Europe centrale dans l’éventualité d’une victoire allemande. Friedrich Naumann imagine, en quelque sorte, une sorte d’Autriche-Hongrie élargie et passant sous contrôle allemand, dans le cadre d’un libéralisme économique renforçant l’impérialisme allemand.
L’ouvrage eut un succès très important, formant une sorte d’alternative civile à l’impérialisme allemand, par rapport au projet militaire d’annexion pure et dure (qui se concrétisera ensuite idéologiquement avec le parti nazi).
Il gangrena idéologiquement une partie de la social-démocratie et Karl Kautsky tenta de s’y opposer, tout d’abord par une série d’articles dans la Neu Zeit, puis par la publication d’un ouvrage à ce sujet.
Toutefois, Karl Kautksy cherche encore à se situer dans le cadre acceptable des discussions ayant lieu à l’époque. Il fait de longues digressions sur les situations spécifiques de chaque nation de l’est européen, fournissant quantité d’informations pouvant, en pratique, être totalement utiles à une gestion impérialiste qu’il est censé dénoncer.
Il se contente politiquement de considérer qu’une Europe centrale réunifiée dans un cadre actuel ne satisferait pas les critères historiques de la social-démocratie, ce qui est une manière selon lui de se situer à la gauche du mouvement.
En réalité, il a une position se situant à l’intérieur de l’impérialisme et cela l’amène toujours davantage à considérer qu’une évolution positive est possible malgré, voire à cause de l’impérialisme.
Il en arrive ainsi à affirmer que :
« La phase présente de l’impérialisme n’est pas nécessairement la dernière forme du capitalisme. Marx a dit une fois dans « Misère de la philosophie » que la concurrence produit le monopole et le monopole la concurrence. Le développement se complète non pas de manière linéaire, mais dialectiquement, c’est-à-dire en opposés.
Le mercantilisme a produit le libre-échange et celui-ci l’impérialisme. Il n’est pas exclu, qu’à celui-ci suive une nouvelle époque de l’impérialisme avec des conditions telles qu’elle rende possible une union d’États, comme l’Europe centrale, sur la base d’une adhésion volontaire et joyeuse de ses membres, et qui lui assurerait son fonctionnement durable et fructueux.
Cette possibilité n’est toutefois qu’encore très vague, indéfinie, même pas vraiment probable. Elle ne doit influencer présentement que dans la mesure où elle nous rappelle à ne pas repousser fondamentalement l’idée des « États-Unis d’Europe » ou bien également seulement de l’Europe centrale, étant donné qu’encore au sein de la période capitaliste le temps viendra peut-être où nous avons à la représenter.
Ce qui nous est présenté aujourd’hui sous ce mot d’ordre est cependant à repousser de manière décidée. »
Karl Kautsky y explique d’ailleurs, qui plus est, que depuis 1907 il prône ouvertement le refus de prendre le pouvoir autrement que par la voie pacifique, refusant par conséquent ouvertement depuis cette date de se confronter à une éventuelle guerre. Sa conception de la démocratie l’a paralysé jusqu’à l’absurde.
Il maintint cette position durant toute la guerre, comme en témoigne en 1917 La libération des nations, où il précise ses considérations sur les conditions de paix que doit exiger la social-démocratie.
En 1918, il tenta de formuler des Remarques social-démocrates sur l’économie de transition, un long document de pratiquement deux cent pages se veut un manuel pour la transformation de l’Allemagne, qui passerait de manière pour ainsi dire naturelle au socialisme, alors que se profile l’instauration de la paix.
Sur le plan de la politique internationale, il continua son positionnement, compilant des articles de 1918 pour exprimer son point de vue en 1919 dans Les racines de la politique de Wilson.
Prolongeant sa tentative d’aller dans le sens d’un impérialisme en quelque sorte pacifié, il affirme même qu’il existe deux forces progressistes alors : la partie consciente du prolétariat et de l’autre le président américain Woodrow Wilson, à l’avant-garde de la lutte pour une société des nations.
Dans la préface où il décrit la situation alors, il témoigne également d’un chauvinisme allemand outrancier, au prétexte de l’hégémonie de l’impérialisme des Alliés.
« La paix à laquelle nous allons ne sera pas la paix de l’entente, vers laquelle nous voulons tendre, mais une paix de la violence.
Il est à craindre que, au moins à l’est, elle sera également une paix du viol, le viol de parties de la nationalité allemande par les nations slaves voisines de l’Allemagne, à savoir les Tchèques, les Polonais et les Yougoslaves, qui veulent enlever à la nation allemande le droit à l’auto-détermination des nations pour lequel ils ont lutté si longtemps et avec tellement d’abnégation. »
De fait, Karl Kautsky explique que si la guerre a été impérialiste, toutes les forces ne l’ont pas été dans la même mesure, à quoi s’ajoutent d’autres facteurs qui ont également eu leur rôle.
Les Etats-Unis d’Amérique se voient attribuer un rôle positif, car étant dénuées de militarisme lié à l’absolutisme, ils n’entretiennent pas d’armée et n’ont pas de démarche alliant expansionnisme et course à l’armement. Karl Kautsky se trompait naturellement ici sur toute la ligne, les États-Unis s’élançant précisément à ce moment vers le militarisme impérialiste.