En 1900, le penseur uruguayen José Enrique Rodó (1871-1917) publie un ouvrage qui va le faire très rapidement devenir el maestro dans tous les pays latino-américains : Ariel.
C’est un essai, d’environ 80 pages, qui a immédiatement obtenu un succès d’estime et n’a cessé d’être réédité ; quiconque assume le concept d’Amérique latine, en le sachant ou en ne le sachant pas, s’aligne sur cet essai et relève de ce qui a été appelé l’ariélisme.

On l’aura compris, « Ariel » fait référence à La Tempête de Shakespeare. L’essai commence ainsi par un enseignant, à qui on a donné le nom de Prospero, en référence au magicien exilé sur l’île qu’on a dans cette pièce de théâtre.
C’est que cet enseignant a auprès de lui une statue d’Ariel, présenté comme un modèle à suivre de par la vivacité de son esprit.
« Ils arrivèrent alors dans la spacieuse salle d’étude, où un goût délicat et sévère prenait soin d’honorer partout la noble présence des livres, fidèles compagnons de Prospero.
Dominant la pièce – source d’inspiration pour son atmosphère sereine – se trouvait une magnifique statue en bronze d’Ariel, tirée de La Tempête.
Le professeur était généralement assis à côté de ce bronze, et c’est pourquoi il portait le nom du magicien, que le personnage fantastique interprété par le sculpteur sert et favorise dans la pièce.
Peut-être y avait-il une raison et une signification plus profondes derrière ce nom, lié à son enseignement et à son caractère. (…).
La statue, véritable chef-d’œuvre, représentait le génie aérien au moment où, libéré par la magie de Prospero, il allait s’élancer dans les airs pour disparaître en un éclair.
Ses ailes déployées ; son vêtement léger, ample et flottant, la caresse de la lumière sur le bronze damasquiné d’or ; son large front dressé ; ses lèvres entrouvertes en un sourire serein : tout dans l’attitude d’Ariel reflétait admirablement le début gracieux de son envol ; et, par une inspiration bénie, l’art qui avait donné à son image une fermeté sculpturale avait réussi à lui conserver, en même temps, une apparence séraphique et une légèreté idéale. »
Ce dont il s’agit, c’est de suivre Ariel, et non Caliban, qui représente la monstruosité terre-à-terre.
Tout au long de l’essai, José Enrique Rodó va expliquer qu’Ariel consiste en l’Amérique latine, Caliban en les États-Unis.
« Ariel est l’empire de la raison et du sentiment sur les faibles stimuli de l’irrationalité ; c’est l’enthousiasme généreux, le motif élevé et désintéressé dans l’action, la spiritualité de la culture, la vivacité et la grâce de l’intelligence, le terme idéal vers lequel s’élève la sélection humaine, rectifiant dans l’homme supérieur les vestiges tenaces de Caliban, symbole de sensualité et de maladresse, avec le ciseau persévérant de la vie. »
Naturellement, le moment est dramatique, c’est le dernier cours et le discours du professeur est celui d’un adieu, avec des derniers conseils, « afin que nos adieux soient comme le sceau apposé sur une alliance de sentiments et d’idées ».
Car, aux élèves revient une responsabilité immense. C’est que selon ce « Prospero », la jeunesse est la clef du passage de génération en génération, et donc du maintien de la civilisation.
Mieux encore, on est en Amérique et ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement de maintenir, mais d’établir une nouvelle civilisation.
Une civilisation que « Prospero » présente comme spirituelle et élitiste, mais chrétienne-sociale ; son contre-modèle, ce sont les États-Unis avec leur « utilitarisme ».
José Enrique Rodó appelle à une révolte idéaliste latino-américaine contre le matérialisme américain.
On comprend que l’ouvrage ait pu être une bombe idéologique. Les élites latino-américaines avaient pris le pouvoir quelques décennies auparavant, plus par hasard qu’autre chose.
Ce qui avait fait basculer les choses, ce fut l’effondrement de la monarchie espagnole suite aux guerres de Napoléon, avec l’invasion de l’Espagne en 1808-1809.

Il y avait pour les élites latino-américaines une opportunité de gagner en autonomie face à la métropole ; cela se transforma par la force des choses en guerre de « libération ».
Les élites des nouveaux pays latino-américains avaient initialement assumé le positivisme comme idéologie, expliquant que la prise du pouvoir de leur part relevait du progrès, que tout était progrès, que tout irait désormais pour le mieux, etc.
Cela n’allait pas sans poser des problèmes, dans la mesure où ce positivisme des élites urbaines, avec son culte du progrès lié au libéralisme républicain sur le plan des idées, allait à l’encontre des intérêts des grands propriétaires terriens des campagnes, ainsi que de l’Église catholique.
Cela produisit une très intense bataille idéologique entre les laïcs-républicains et les catholiques-conservateurs.
Il y eut alors un événement nouveau, qui provoqua un vent de panique du côté des élites latino-américaines. Cela consista en 1898 en l’intervention militaire des États-Unis à Cuba, une colonie espagnole, dans le cadre de la doctrine Monroe, qui exige l’hégémonie des États-Unis sur tout le continent américain.
Le rouleau compresseur des États-Unis apparaissait, pour la première fois, comme une menace immense aux élites latino-américaines et Ariel fut justement rédigé par José Enrique Rodó comme manifeste de ces élites.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)