Le « mariáteguisme »

Les trois documents présentés par les communistes péruviens lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires sont, au sens strict, le noyau dur de la conception de José Carlos Mariátegui.

On peut les résumer comme suit :

a) L’indépendance nationale a été réalisée par en haut, donnant naissance à une bourgeoisie vendue à l’impérialisme, avec un féodalisme se maintenant à l’arrière-plan.

Les masses entièrement mises à l’écart sont indiennes et cela tombe bien, elles disposent d’un arrière-plan progressiste historiquement avec les restes du communisme inca.

b) L’anti-impérialisme ne suffit pas, car ce serait oublier l’aspect interne, et justement le féodalisme se maintient à l’arrière-plan.

Qui plus est, la domination impérialiste modernise l’économie, selon ses besoins.

c) Le mouvement communiste du Pérou est le fruit d’un processus dans le pays lui-même et il faut se fonder sur ce parcours historique afin de bien calibrer la proposition révolutionnaire.

D’où la fondation au Pérou d’un Parti socialiste en fait dirigé par un noyau communiste et aligné sur l’Internationale Communiste.

Ces trois points préfigurent le point de vue communiste qui va être adopté ensuite.

L’idée d’un Parti socialiste dirigé par le noyau communiste, c’est ni plus ni moins ce qui va être mis en place dans tous les pays de l’Est européen après 1945.

La reconnaissance du parcours national spécifique a d’ailleurs fait que l’Internationale Communiste, comme Parti Communiste mondial centralisé, procède à sa dissolution en mai 1943.

La compréhension de la modernisation de l’économie des pays du tiers-monde par l’impérialisme (et non d’une situation statique d’exploitation), donnant naissance à un capitalisme bureaucratique, a été acquise dans les années 1960, grâce aux communistes chinois.

Ce sont pareillement les communistes chinois qui ont souligné le rôle prioritaire du verrou féodal.

Et ce sont également les communistes chinois qui ont souligné l’importance des mœurs, des attitudes, des comportements, des mentalités… dans l’évolution historique : c’est la base même du principe de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

José Carlos Mariátegui annonce ainsi de nombreux points qui vont être compris bien après sa mort.

C’est la raison pour laquelle, dans les années 1930 et 1940, il reste incompris.

À sa mort, le poste de dirigeant du Parti revient à Eudocio Ravines, qui deviendra un anti-communiste après 1945.

Le Parti socialiste prend alors le nom de Parti Communiste, mais la décision de la modification date d’une réunion à laquelle avait participé José Carlos Mariátegui, le 4 mars 1930.

La réunion marqua également la fondation de la Jeunesse Communiste.

Si le rôle historique de José Carlos Mariátegui dans la fondation du Parti est reconnu, le « mariatéguisme » est mis de côté, un processus officialisé à la toute fin de l’année 1933.

Le Comité Central du Parti Communiste, dirigé par Eudocio Ravines, publie en effet le document « Sous la bannière de Lénine ! Instructions pour la Journée des Trois L [Lénine Liebknecht Luxembourg] ».

« Même si on ne saurait mécaniquement séparer la personnalité de Mariátegui du mariatéguisme, il est évident, bien entendu, que la pratique révolutionnaire de sa vie a de profondes divergences avec le courant mariatéguiste qu’a créé sa pensée et sa plume.

Le combattant plein d’abnégation et tenace José Carlos, pour son honnêteté et sa sincérité même dans l’erreur, pour avoir été le fondateur des premiers groupes communistes – bien qu’avec une orientation mariatéguiste – et pour avoir été l’un des premiers à ouvrir le feu contre l’APRA, se plaçant sous la bannière de l’Internationale Communiste, a été, est et continuera d’être notre camarade contre tous ces agents qualifiés du bloc féodal-bourgeois qui cherchent à prendre son nom et son image pour combattre le PCP et le mouvement révolutionnaire.

Le mariateguisme est une confusion d’idées provenant des sources les plus diverses. Il n’existe guère de tendance qui n’y soit représentée.

Avant de s’abreuver à la source du marxisme et, plus particulièrement, du léninisme, Mariátegui avait connu le mouvement révolutionnaire à travers les tendances non prolétariennes les plus diverses. Il a commis de graves erreurs, non seulement théoriques, mais aussi pratiques.

Il existe en réalité très peu de points de contact entre le léninisme et le mariateguisme, et ces contacts sont plutôt accessoires.

Le mariateguisme confond le problème national avec le problème agraire ; il attribue une fonction progressiste à l’impérialisme et au capitalisme au Pérou ; il substitue la tactique et la stratégie révolutionnaires au débat et à la discussion, etc.

Notre position contre le mariateguisme est et doit être celle d’un combat implacable et irréconciliable, étant donné qu’il entrave la bolchevisation organique et idéologique de nos rangs, qu’il empêche le prolétariat de s’armer des arsenaux du léninisme et du marxisme, qu’il entrave la croissance rapide du Parti communiste et la formation de ses cadres, qu’il constitue l’un des obstacles les plus sérieux à notre positionnement à l’avant-garde des événements majeurs et à notre rôle d’avant-garde des exploités dans leurs luttes et leurs actions.

Le premier à reconnaître cette essence du mariatéguisme et donc à la combattre sans merci fut le camarade Mariátegui lui-même. Sa mort ne l’empêche pas de continuer à lutter à nos côtés contre le mariaéguisme, l’APRAisme, l’anarcho-réformisme et d’autres tendances qui n’ont rien à voir avec les intérêts de classe du prolétariat. Et cette lutte idéologique doit être lancée avec force et menée jusqu’à ses ultimes conséquences avec fermeté et inflexibilité. »

On aura compris que la mise en avant de Rosa Luxembourg, tout en mentionnant ses erreurs, a servi de prétexte pour critiquer José Carlos Mariátegui de la même manière.

La critique formelle et la plus aboutie de ce prétendu mariatéguisme fut ensuite écrite par Vladimir Miroshevsky, et publiée sous la forme d’un article publié d’abord en URSS, puis repris par la revue du Parti Communiste à Cuba, Dialéctica, en mai-juin 1942, à l’occasion de son premier numéro.

La critique du mariatéguisme exprime trois peurs. La première est que le rôle réel du Parti Communiste n’ait pas été comprise et qu’il y ait une tendance à relativiser son existence, dans une tendance de type socialiste des années 1920.

Ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui, mais des gens qui se méfient fondamentalement, qui ne comprennent pas ce qu’il représente, qui ne voient pas son analyse concrète de la situation au Pérou, auront tendance mécaniquement à aller en ce sens.

La deuxième, c’est de s’imaginer que l’impérialisme puisse amener des améliorations dans un pays du tiers-monde.

Là encore, ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui.

Mais une lecture unilatérale va amener à penser que le capitalisme ne peut pas évoluer, progresser, qu’un pays semi-colonial ne saurait connaître aucune transformation, aucune « modernisation ».

Cette incompréhension va amener une importante capitulation dans le mouvement communiste après 1945, avec l’émergence du révisionnisme, qui est aussi l’expression d’une stupeur devant un capitalisme se modernisant au lieu de maintenir une situation statique et toujours en train d’empirer.

La troisième, c’est l’indigénisme. Lorsque José Carlos Mariátegui dit que les Indiens consistent en la majorité mise de côté et qu’ils vont faire la révolution, une lecture unilatérale va en faire un théoricien indigéniste.

Pire encore, cela peut apparaître même comme une forme de populisme. C’est le sens de la critique de Vladimir Miroshevsky.

Celui-ci n’a pas compris ce que dit José Carlos Mariátegui au sujet de l’empire inca et s’imagine que la thèse exprimée consiste à dire que les Indiens sont déjà communistes, seraient déjà communistes.

En réalité, José Carlos Mariátegui dit que leur parcours leur permet de s’engouffrer plus facilement dans le communisme ou plus exactement le socialisme, et ce d’autant plus que l’indépendance péruvienne les a mis de côté.

Vladimir Miroshevsky affirme donc que José Carlos Mariátegui a la même position que les socialistes-révolutionnaires russes d’avant 1917, qui s’imaginaient que les paysans possédaient encore une réelle vie communautaire.

Rappelons ici que Karl Marx avait affirmé à son époque que la communauté paysanne russe possédait des traits pouvant permettre effectivement un progrès plus rapide de la cause révolutionnaire, mais Lénine a constaté ensuite avec justesse que le capitalisme avait pénétré les campagnes, les modifiant en profondeur.

Néanmoins, si Vladimir Miroshevsky dénonce le mariatéguisme, il ne touche pas à José Carlos Mariátegui, affirmant qu’à la fin de sa vie il s’était parfaitement aligné sur l’Internationale Communiste et le marxisme-léninisme.

José Carlos Mariátegui est d’ailleurs présenté comme « un jeune écrivain talentueux, qui a cherché à ‘‘se rapprocher du peuple’’ », même s’il « y avait beaucoup de confusion dans ses opinions », puisque par exemple « il se considérait comme un ‘‘marxiste’’, mais voyait en même temps dans le théoricien du syndicalisme Georges Sorel l’un de ses professeurs ».

Vladimir Miroshevsky présente donc José Carlos Mariátegui comme un petit-bourgeois sincère, avec des limitations de classe, l’amenant ainsi à se rapprocher de l’APRA et à croire que les paysans indiens suffiraient pour une révolution, sans rôle réel pour la classe ouvrière.

Cependant, il est souligné que José Carlos Mariátegui n’a pas suivi l’APRA dans sa démarche devenant populiste et lié à l’impérialisme britannique. Reste que le Parti socialiste qu’il a fondé témoignerait de son manque de confiance en les principes du Parti Communiste, en la classe ouvrière.

Il aurait « vu en le prolétariat un simple ‘‘adjuvant’’ pour les masses paysannes indiennes ».

Et, selon Vladimir Miroshevsky, les explications de José Carlos Mariátegui sur la nature collectiviste de l’empire inca reposeraient « sur des spéculations fantastiques ».

Reste que tout comme Vladimir Miroshevsky a bien été obligé de reconnaître que José Carlos Mariátegui ne s’est pas aligné sur l’APRA, il est forcé également d’admettre qu’il n’y a eu strictement aucun alignement sur le romantisme inca.

L’attitude finale adoptée est donc de dire que tout cela n’est pas très clair et que, somme toute, ce que dit José Carlos Mariátegui se rattache à la théorie de la révolution permanente, qui nie qu’il y a des étapes nécessaires dans le processus de transformation révolutionnaire.

« Du point de vue du marxisme-léninisme, le mouvement révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux fait partie de la révolution socialiste mondiale.

Elle se déroule dans les conditions de la crise générale du capitalisme, dans les conditions de la lutte des deux mondes – bourgeois et socialistes.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, à un certain stade du développement de la révolution, la dictature du prolétariat et la construction socialiste réussie sont possibles.

Toutefois, ‘‘la transition vers la dictature du prolétariat n’est possible ici que par un certain nombre d’étapes préparatoires, uniquement à la suite de la période d’escalade de la révolution démocratique bourgeoise en une révolution socialiste, et de la construction socialiste réussie – dans la plupart des cas – uniquement sous la condition d’un soutien direct des pays de la dictature prolétarienne’’ (Programme de l’Internationale communiste).

La tâche immédiate de la révolution au Pérou n’est pas de se battre pour l’organisation de la société socialiste, mais la lutte pour le renversement de la domination des classes des propriétaires et de l’oppression impérialiste.

L’alliance de classe du prolétariat avec la paysannerie sous l’hégémonie du prolétariat, dirigée par le Parti communiste, constitue une condition nécessaire à cette lutte, qui se développe à travers plusieurs étapes en une révolution socialiste.

Pour Mariátegui, qui ne comprenait pas le rôle historique du prolétariat, niait la nécessité de son hégémonie dans le mouvement révolutionnaire et s’est concentré sur les « instincts collectivistes » de la paysannerie péruvienne, cette question était différente. »

José Carlos Mariátegui est donc remercié pour son travail et salué pour sa sincérité, mais rejeté pour ses limitations.

« Les vues de Mariátegui sous leur forme originale – comme dans la forme qu’il les a développées dans la période précédant sa transition vers la bannière de l’Internationale communiste – ont été les vues du « socialisme » petit-bourgeois, une sorte de modification du narodisme [= le populisme russe des socialistes-révolutionnaires] sur le sol péruvien.

Mariátegui voulait sincèrement lutter pour le socialisme et était convaincu de la possibilité d’une révolution socialiste au Pérou.

Il n’était pas l’un des démagogues bourgeois (par ailleurs assez nombreux en Amérique latine), pour qui le bavardage sur le socialisme n’est qu’un moyen de tromper les masses laborieuses.

Mais ses vues n’avaient rien à voir avec le socialisme prolétarien. Ce sont les rêves utopiques d’un intellectuel petit-bourgeois dans un pays paysan arriéré (…).

Mais Mariátegui n’était pas seulement un ‘‘socialiste’’ utopique petit-bourgeois. Il était avant tout un démocrate révolutionnaire.

Son ‘‘socialisme’’ n’est qu’une belle phrase, reflétant dans une forme déformée et idéalisée des aspirations réelles de millions de paysans péruviens à changer radicalement leur situation, à renverser toutes les anciennes autorités, à détruire l’oppression du propriétaire (…).

Le fait que Mariátegui ait exprimé, en fait, les aspirations démocratiques révolutionnaires de la paysannerie indienne, était sa force et sa faiblesse.

La force réside en ce que que, reflétant les espoirs et les désespoirs des millions de paysans indiens, écrasés par l’exploitation des propriétaires et l’oppression de l’impérialisme, il était le héraut des idées du peuple, de la révolution de masse.

Il a clairement vu que les grands problèmes sociaux ont été résolus avec le sang et le fer; il s’est moqué de la peur des réformateurs nationaux bourgeois devant la révolution.

La faiblesse, par la paysannerie indienne, relativement à ses propres forces, qui n’est pas guidée par le prolétariat révolutionnaire et revendique un rôle indépendant dans la lutte révolutionnaire, et n’est pas en mesure d’obtenir une amélioration radicale des conditions de son existence.

Mariátegui, à la fin de sa vie, réalisa la faiblesse de sa position petite-bourgeoise et, surmontant l’idéologie « populaire », entra dans la voie de la lutte pour l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, antiféodale et anti-impérialiste. »

Tout cela est bien tourmenté et on sent comment il y a surtout une tendance unilatérale à se débarrasser de la complexité de la figure de José Carlos Mariátegui.

La réponse péruvienne ne se fit pas attendre : dès le numéro 2 de Dialéctica, en juillet-août 1943, on a un article écrit par Jorge del Prado, qui prend la place d’Eudocio Ravines à la tête du Parti.

Son titre est explicite : « Mariátegui, marxiste-léniniste, fondateur du Parti communiste, premier propagateur et applicateur du marxisme au Pérou. »

À partir ce moment-là, José Carlos Mariátegui devient une figure absolument intouchable auprès des communistes péruviens, et son prestige révolutionnaire s’élargit particulièrement dans le monde.

Cependant, l’influence du révisionnisme soviétique joue à plein et va casser littéralement en deux le Parti.

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José Carlos Mariátegui et le matériau humain