Le matérialisme dialectique et la conceptualisation comme quête à l’infini de la réalité en transformation éternelle

Nous sommes en mars 1895 et Friedrich Engels écrit au social-démocrate Conrad Schmidt, avec qui il a une correspondance régulière. La lettre, datée du 12 mars, fut par la suite très connue dans le mouvement communiste, car son contenu fait deux précisions.

Il y souligne d’un côté l’inévitable développement inégal dans un concept – autrement dit, il y a toujours un décalage entre le concept et la réalité conceptualisée.

Il y définit également au plus près le mode de production féodal, en soulignant justement que cette définition la plus proche possible se rapproche, de ce fait, d’une abstraction.

Ce second aspect n’a jamais été analysé en tant que tel pour une compréhension du mode de production féodal.

Quant au premier, il y a malheureusement eu la tendance à souligner simplement le décalage entre une réalité et son concept, une chose bien connue déjà depuis des centaines d’années, voire plus de deux mille ans.

En réalité, Friedrich Engels ne dit pas simplement que la réalité est trop mouvante, trop changeante, pour être définie précisément en général. Il souligne que l’infini est présent dans cette transformation, et que pareillement la tentative de définition se rapproche à l’infini de cette transformation.

C’est ce qu’on appelle le matérialisme dialectique : l’infini est présent dans la réalité, mais la compréhension de la réalité est elle-même une quête « à l’infini ».

Cela repose sur le fait que l’univers est un océan de matière, où les vagues se répondent et interagissent les unes sur les autres, et que la conceptualisation est elle-même porte un reflet de la transformation, portée par des êtres en transformation.

D’où le primat de la pratique, l’importance de la subjectivité révolutionnaire, de la révolution culturelle.

« Cher Schmidt,

Vos deux lettres, du 13 novembre de l’année précédente du 1er de ce mois, sont devant moi. Je vais commencer par la seconde comme la plus actuelle.

Quant à [Peter] Fireman, laissez tomber. [Wilhelm] Lexis avait seulement posé la question, toi aussi avec ∑ m / ∑ ( c + v ).

[∑ représente la somme ; m désigne la plus-value, c le capital constant (les moyens de production), v le capital variable (le capital employé pour utiliser des salariés]

Lui seul a fait un pas de plus dans la bonne voie, dans la mesure où il a classifié la série mise en somme par vous, en sommant la série m’ / ( c’ + v’ ) + m » / ( c » + v » ) + m »’ /( c »’ + v’  » ) … etc., en les rangeant en les groupes de branches de production après la composition différente du capital, entre lesquelles n’a lieu que l’égalisation par la concurrence.

Que ce pas était le suivant à faire de manière la plus importante, cela vous est montré par le texte de Marx lui-même, où jusqu’à présent exactement la même procédure a été suivie.

L’erreur de F[ireman] a été qu’il s’est arrêté ici, s’est posé avec ça, et que donc cela a dû rester inaperçu jusqu’à la parution du livre lui-même.

— Mais tranquillisez-vous. Vous pouvez être vraiment satisfait. Vous avez trouvé tout de même indépendamment la cause de la chute tendancielle du taux de profit et de la formation du profit commercial, et cela non pas aux 2/3, comme Fireman l’a fait avec le taux de profit, mais complètement.

La raison pour laquelle vous prenez une voie secondaire en ce qui concerne le taux de profit, je pense que votre lettre m’en donne une idée.

Je retrouve le même type de déviation dans les détails et je l’attribue à la méthode philosophique éclectique, effondrée dans les universités allemandes depuis [18]48, qui perd toute vue d’ensemble et se transforme trop souvent en un tapage plutôt interminable et infructueux sur les détails.

Mais auparavant vous vous êtres préoccupés principalement de Kant parmi les classiques, et Kant a été plus ou moins contraint par l’état de la philosophie allemande de son temps et par son opposition au leibnizianisme wolfien pédant de faire d’apparentes concessions sous la forme de ce bavardage dispersé wolfien.

C’est ainsi que j’explique votre tendance, qui transparaît également dans votre exposé épistolaire sur la loi de la valeur, à entrer dans les détails, où précisément il me semble que le contexte global n’est pas toujours pris en compte, de sorte que vous dégradez la loi de la valeur à une fiction, une fiction nécessaire, un peu comme Kant avec l’existence de Dieu amené à un postulat de la raison pratique.

Les reproches que vous faites à l’encontre de la loi de la valeur s’appliquent à tous les concepts, envisagés du point de vue de la réalité.

L’identité de la pensée et de l’être, pour le dire en termes hégéliens, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone.

Dit autrement : les deux, le concept d’une chose et sa réalité, se côtoient comme deux asymptotes, se rapprochant toujours et pourtant ne se rencontrant jamais.

[Une asymptote est une ligne droite qui s’approche indéfiniment d’une courbe sans jamais la couper, elle tend de manière infinie vers elle, sans la rejoindre.]

Cette différence entre les deux est précisément celle qui fait que le concept n’est pas simplement, directement, déjà la réalité, et que la réalité n’est pas immédiatement son propre concept.

C’est en raison du fait qu’un concept ait la nature essentielle du concept, c’est-à-dire qu’il ne coïncide pas immédiatement prima facie [à première vue] avec la réalité dont il a d’abord dû être abstrait, qu’il est davantage qu’une fiction, à moins d’expliquer que tous les résultats de la pensée soient des fictions, parce que la réalité ne leur correspond que par un grand détour, et même alors seulement de manière asymptotiquement approximative.

En va-t-il autrement pour le taux général de profit ?

Il n’existe qu’approximativement à un instant donné. Si cela se réalise dans deux établissements jusque dans le détail, si tous deux réalisent exactement le même taux de profit une année donnée, alors c’est une pure coïncidence.

En réalité, les taux de profit changent d’une entreprise à l’autre et d’une année à l’autre selon, selon les circonstances, et le taux général n’existe que sous la forme d’une moyenne de nombreuses affaires et d’une plage d’années.

Mais si nous voulions exiger que le taux de profit – disons 14,876934… soit exactement le même jusqu’à la 100ème décimale dans chaque entreprise et chaque année, sous peine sinon de le dégrader au rang d’une simple fiction, alors nous comprendrions sérieusement erronée la nature du taux de profit et des lois économiques en général – ils n’ont tous d’autre réalité que dans l’approximation, la tendance, en moyenne, mais pas dans la réalité immédiate.

Cela s’explique pour une part par le fait que leur action est contrecarrée par l’action simultanée d’autres lois, mais aussi en partie par leur nature de concepts.

Ou bien prenez la loi des salaires, la réalisation de la valeur de la force de travail, qui seulement, et même là pas toujours, se réalise en moyenne et, dans chaque localité, voire dans chaque industrie, varie selon le niveau de vie habituel.

Ou bien la rente foncière, qui représente le surprofit résultant d’une force naturelle monopolisée au-dessus du taux général. Ici aussi, le surprofit réel et la rente réelle ne coïncident nullement, mais seulement en moyenne approximativement.

C’est exactement ainsi que fonctionne la loi de la valeur et la répartition de la plus-value à travers le taux de profit.

1. Les deux ne parviennent à leur réalisation la plus complète qu’à la condition préalable que la production capitaliste s’effectue partout, c’est-à-dire que la société est réduite aux classes modernes de propriétaires fonciers, des capitalistes (industriels et commerçants) et des ouvriers, tous les niveaux intermédiaires étant effacés .

Cela n’existe même pas en Angleterre et cela n’existera jamais, nous ne le laisserons pas ça aller aussi loin.

2. Si le bénéfice, pension comprise, est composé de différentes composantes 

a) le bénéfice venant de la tricherie – qui s’annule dans la somme algébrique;

b) le bénéfice provenant de l’augmentation de la valeur des stocks (le reste, par exemple, de la dernière récolte en cas d’échec de la suivante);

Théoriquement, cela devrait finalement s’équilibrer, voire être annulé par la baisse de la valeur des autres biens, dans la mesure où soit les capitalistes acheteurs doivent ajouter autant que ceux qui vendent gagnent, soit, dans le cas de la nourriture pour les travailleurs, les salaires doivent augmenter à long terme.

Les plus importantes de ces plus-values ne sont toutefois pas présentes dans la durée, aussi la péréquation ne s’effectue-t-elle qu’en moyenne au fil des années, et de manière très imparfaite, notoirement aux dépens des travailleurs ; ils produisent plus de plus-value parce que leur travail n’est pas entièrement payé;

c) le montant total de la plus-value, dont la part donnée à l’acheteur est perdue, en particulier dans les crises où la surproduction est réduite à son contenu réel de travail socialement nécessaire.

Il en résulte d’emblée que le bénéfice total et la valeur ajoutée totale ne peuvent coïncider qu’approximativement.

Si vous ajoutez cependant également que la plus-value totale et le capital total ne sont pas des quantités constantes, mais plutôt des quantités variables qui changent de jour en jour, alors toute couverture du taux de profit par ∑ m / ∑ ( c + v ) apparaît comme une série approximative, puis une autre, tendant toujours vers l’unité du prix total et de la valeur totale, et s’en éloignant toujours, telle une pure impossibilité.

En d’autres termes, l’unité du concept et de l’apparence se présente comme un processus essentiellement infini, et c’est ce qu’elle est, dans ce cas comme dans tous les autres.

La féodalité a-t-elle jamais été fidèle à son concept ?

Fondée dans l’Empire franc occidental, continuée de manière plus développée plus en Normandie par les conquérants norvégiens, et approfondie par les Normands français en Angleterre et en Italie du Sud, elle s’est rapprochée le plus de son concept dans le royaume éphémère de Jérusalem, qui a laissé derrière lui l’expression la plus classique de l’ordre féodal avec les Assises de Jérusalem.

Cet ordre était-il une fiction parce qu’il n’a eu une existence, en tant qu’expression la plus classique, qu’éphémère en Palestine, et cela uniquement en grande partie sur papier ?

Ou bien encore : faut-il dire que les concepts qui dominent dans les sciences de la nature sont des fictions parce qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils coïncident toujours exactement avec la réalité ?

À partir du moment où nous acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent plus que de façon approximative à la réalité.

Sinon il n’y aurait pas de transformation ; le jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique c’en sera fini de l’évolution.

Le concept de poisson implique l’existence dans l’eau et la respiration par les branchies ; comment voulez-vous passer du poisson à l’amphibie sans briser ce concept ?

Et effectivement il a été brisé, et nous connaissons toute une série de poissons dont la vessie natatoire s’est développée jusqu’à devenir poumon et qui peuvent respirer de l’air.

Comment voulez-vous passer du reptile ovipare au mammifère qui met au monde des petits vivants sans faire entrer en conflit avec la réalité l’un des deux concepts, ou les deux à la fois ?

Et effectivement nous avons avec les monotrèmes [= qui pondent des œufs mais allaitent leurs petits] toute une sous-catégorie de mammifères ovipares.

J’ai vu à Manchester en 1843 les œufs de l’ornithorynque et je me suis moqué, avec autant d’étroitesse d’esprit que d’arrogance, de cette stupidité : comme si un mammifère pouvait pondre !

Et voilà qu’aujourd’hui c’est prouvé!

Ne faites donc pas au concept de valeur ce que j’ai fait qui m’a obligé à aller après coup demander des excuses auprès de l’ornithorynque !

Mais votre article [sur le troisième tome du Capital] dans le « Centralblatt » est très bon, et la démonstration de la différence spécifique entre la théorie du taux de profit de Marx – à travers sa détermination quantitative – et celle de l’économie ancienne est très bien menée.

L’illustre [économiste italien Achille] Loria, dans son ingéniosité [NDLR les remarques sont en fait ironiques], voit dans le troisième tome un abandon direct de la théorie de la valeur, et votre article est la réponse toute faite.

Maintenant, deux personnes sont intéressées, [l’Italien Antonio] Labriola à Rome et [le Français Paul] Lafargue, qui est en polémique avec Loria dans la « Critica Sociale ».

Donc si vous pouviez envoyer un exemplaire au professeur Antonio Labriola, Corso Vittorio Emmanuele 251, Rome, celui-ci de son mieux pour en publier une traduction italienne ; et un deuxième exemplaire à Paul Lafargue, Le Perreux, Seine, France, celui-ci apporterait l’appui nécessaire et il vous citerait.

Je leur ai écrit à tous les deux justement parce que votre article contient la réponse au point principal. Si vous ne pouvez pas obtenir les exemplaires, faites-le moi savoir s’il vous plaît.

Je dois ici conclure là-dessus, sinon je n’en terminerai jamais.

Meilleures salutations

Votre F. Engels »

>>Revenir au sommaire des articles sur le matérialisme dialectique