Le matérialisme dialectique peut se définir comme la conception des deux points : il existe un face à face interne dans chaque phénomène, ou plus exactement chaque phénomène consiste en une opposition dialectique.
Ce mouvement contradictoire implique le mouvement ininterrompu de la matière et rend chaque définition, chaque catégorisation, relative par rapport au caractère absolu du mouvement – le matérialisme dialectique insiste concrètement sur la transformation.
Ainsi, si l’on prend la contradiction entre l’unité et la dispersion, dans leur mouvement contradictoire ces deux notions ne se font pas face de manière figée, mais s’interpénètrent l’une l’autre, allant jusqu’à se transformer l’une en l’autre.
C’est là ce qui est essentiel pour saisir le principe de centralisme démocratique utilisé par les communistes sur le plan de l’organisation.
La démocratie s’oppose au centralisme, en ce qu’elle implique la dispersion, la division, le foisonnement, la multiplication des points de vue, des idées, des remarques, des affirmations et des négations, etc.
Le centralisme s’oppose à la démocratie en ce qu’il implique l’unité, l’unification, le rassemblement, la simplification, la limitation des des points de vue, des idées, des remarques, des affirmations et des négations, etc.
En ce sens, l’opposition entre centralisme et démocratie relève de la contradiction entre le général et le particulier, chacun de ces deux aspects étant porté par d’un côté l’unité, de l’autre la dispersion.
Dans la démocratie, chacun exprime son point de vue particulier ; dans le centralisme, le point de vue particulier de chacun s’efface devant une unification répondant à une unité nécessaire.
C’est pour cela que, historiquement, c’est le mouvement ouvrier qui produit le centralisme démocratique.
Ce principe est en effet né comme forme historique dans la social-démocratie, principalement allemande et autrichienne, à la fin du 19e siècle. Le souci de l’unité des principes et d’action y est très largement souligné, ainsi qu’une division du travail très détaillée dans les organisations du Parti, à rebours du droit de tendances internes et de leurs représentations obligatoires dans l’organisation qu’on trouve chez les socialistes français.
C’est que le développement du mouvement ouvrier y a été massif et exigeant ; un grand sens de l’organisation et de la discipline y a été souligné, et ce d’autant plus que le terreau des traditions nationales le facilitait.
Cependant, au début du 20e siècle, les social-démocraties allemande et autrichienne, parvenant à devenir des mouvement de masse de grande ampleur, se sont adaptées, voire intégrés à leur environnement politique pourtant réactionnaire et elles ont basculé dans une valorisation abstraite de la démocratie comme forme, jusqu’à rejeter concrètement la dictature du prolétariat en la transformant en un « élargissement » de la démocratie, en un prolongement systématique de la révolution bourgeoise.
Autrement dit, dans la contradiction entre l’unité et la dispersion, les social-démocraties allemande et autrichienne ont mis l’accent sur la dispersion, considérant l’unité comme une fonction secondaire. Ils ont perdu de vue la contradiction et séparé les concepts d’unité et de dispersion.
C’est l’un des principaux aspects du révisionnisme combattu par Lénine et aboutissant à la scission entre socialistes et communistes à la suite de la révolution russe. Les socialistes étaient unilatéraux et, alors qu’ils faisaient eux-mêmes, de manière unilatérale, de la démocratie l’aspect principal, accusaient les communistes de faire unilatéralement du centralisme l’aspect principal.
Les communistes, en réalité, avaient saisi la dialectique entre unité et dispersion. Et cette différence de conception avait déjà connu un prélude au début du 20e siècle en Russie, avec la scission entre la majorité des sociaux-démocrates de Russie, les « bolcheviks » (« majoritaires »), et une minorité, les « mencheviks » (« minoritaires »).
Lénine avait en effet exigé une centralisation plus accentuée du Parti, celui-ci devant avoir des contours parfaitement définis, ce que les mencheviks refusaient. Selon eux, il n’était pas besoin que les membres du Parti relèvent d’une organisation du Parti ou obéissent aux directives du Parti. Chaque membre du Parti devait avoir la marge de manœuvre qu’il désirait.
On a ici l’aspect essentiel de la question de la démocratie et du centralisme. Le principe de démocratie réfute en effet par définition un cadre déterminé, puisqu’il se focalise sur le multiple, la dispersion, le foisonnement. Le centralisme, au contraire, se focalise uniquement sur un cadre délimitatif, car il réfute la dispersion.
La difficulté de la démocratie, c’est qu’elle n’implique pas un cadre ; la difficulté du centralisme, c’est qu’il chercher à borner les choses.
Cela signifie que si on applique la démocratie, mais qu’on réfute tout cadre, alors la démocratie devient le libéralisme et le relativisme, puisqu’il n’en ressort rien. Il faut centraliser pour que la démocratie soit productive à un niveau concret et ne soit pas une simple démarche coupée de toute prise de décision réelle.
Inversement, le centralisme sans la démocratie aboutit à l’unilatéralisme, à l’absence de la richesse inépuisable du peuple qu’exprime la démocratie.
En ce sens, la solution de Lénine pourrait être ici plutôt appelée la démocratie centralisée et non le centralisme démocratique, car il y a d’abord la démocratie, et ensuite la centralisation de cette démocratie.
Cependant, une démocratie centralisée est en fait une démocratie populaire, qui sous-tend une action ininterrompue ou quasi ininterrompue des masses, avec toutefois par moments des révolutions culturelles exprimant un saut qualitatif. Le principe de centralisme démocratique est plus spécifiquement communiste, dans la mesure où l’aspect principal porte sur la centralisation, en tant qu’aspect pratique, qu’aspect politique, dans un contexte de choix stratégique.
La démocratie au sens strict est ainsi, dans l’organisation communiste, secondaire par rapport au centralisme, bien qu’en même temps, le centralisme exprime de manière la plus approfondie qui soit la démocratie.
Les membres du Parti se réunissent lors d’un congrès, où la démocratie est complète dans les discussions aboutissant à des prises de décisions. Ces décisions sont alors portées par une direction élue par les membres jusqu’au prochain congrès.
Entre les congrès, l’aspect centralisateur prédomine, ce qui aboutit à ce que les membres en désaccord avec les choix effectués doivent entièrement se soumettre à ceux-ci, que la direction prend l’ensemble des décisions, que dans le Parti les organisations sont hiérarchisées et que l’instance supérieure prime toujours dans ses décisions.
Mais cela n’a pas une forme bureaucratique. Le matérialisme dialectique considère que tout est en mouvement et qu’ainsi, à chaque congrès, il s’exprime nécessairement une lutte de deux lignes, entre le nouveau et l’ancien, faisant qu’il ne s’agit pas de prendre des décisions en général, ce qui n’arrive jamais, mais toujours des décisions en particulier.
Il n’est pour cette raison nullement possible de pratiquer abstraitement le centralisme démocratique, en-dehors de la question des lignes politiques. Le centralisme démocratique n’est pas une méthode, il n’existe que porté par les communistes dans une réalité historique, portant un caractère politique.
Il n’y a pas de centralisme démocratique flottant au-dessus de la réalité comme « technique » d’organisation. Le centralisme démocratique exprime une réalité concrète, en mouvement, confiant au mouvement dialectique interne une nature productive authentique.
C’est cela que Rosa Luxembourg n’a par exemple pas compris, confondant la démocratie populaire assumant la dictature du prolétariat et le centralisme démocratique portant, politiquement, l’affirmation communiste de la dictature du prolétariat. D’où sa critique ultra-démocratique de la révolution russe, qui ne comprend pas que sans l’affirmation communiste, la démocratie populaire ne trouve pas de cadre où non pas simplement s’exprimer, mais également se poser historiquement comme centre de pouvoir.
Elle dit ainsi :
« Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique.
La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la »liberté » devient un privilège (…).
En étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif.
C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire.
La vie publique entre peu à peu en sommeil.
Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois !).
Et il y a plus : un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique : attentats, fusillades d’otages, etc. »
Il faut en réalité comprendre que le centralisme ne s’oppose pas à la démocratie, mais permet sa réalisation, à condition de comprendre que centralisme et démocratie sont deux aspects de la même contradiction.
Si on rate la nature concrète de cette contradiction, alors on bascule dans l’un ou dans l’autre, de manière unilatérale.