L’avènement du mode de production capitaliste a ajouté une dimension individuelle qui n’existait pas auparavant ; le calvinisme a été la grande affirmation de l’existence individuelle, avec ses responsabilités, ses choix, dans une opposition complète au système féodal.
Or, c’est pourtant à travers le système féodal que s’est développé la bourgeoisie, dans la mesure où elle a profité de la monarchie absolue se mettant en place sur une base féodale, mais tendant vers la bourgeoisie dans une part significative.
C’est ce paradoxe qui fait que le calvinisme n’a pas su comment renverser la féodalité, étant lui-même né à travers lui, ne l’identifiant qu’imparfaitement et étant dans l’incapacité de définir ce qu’est le pouvoir d’État, se faisant par conséquent maltraité et brisé par celui-ci, à travers les épisodes des monarchomaques, de l’Édit de Nantes avec Henri IV.
Cela a permis l’affirmation de l’État moderne de Louis XIV, qui est allé de pair avec la réalisation d’un haut niveau de civilisation, d’organisation sociale, qui était absolument nécessaire historiquement pour la production sociale d’une bourgeoisie capable de se développer à la hauteur de ses responsabilités révolutionnaires et d’entrevoir ce qu’est l’État.
Le XVIIIe siècle, siècle des Lumières et de la Révolution française, n’est donc pas explicable sans le XVIIe siècle, le « grand siècle » fondé sur la monarchie absolue, stade le plus développé du féodalisme, ni sans le XVIe siècle, étape historique d’affirmation du capitalisme avec le calvinisme.
Cette trajectoire historique en spirale, comme le définit le matérialisme historique, a été parallèle à deux autres trajectoires ayant souffert de déséquilibres profonds.
A l’inverse d’en France, la bourgeoisie anglaise a accédé trop tôt à une existence sociale reconnue, ce qui est allé de pair avec un compromis relatif avec l’aristocratie anglaise participant au développement du capitalisme, et le maintien de tout un système de valeurs féodales, allant des châtiments corporels au maintien d’une religion semi-catholique.
La bourgeoisie allemande a, quant à elle, accédé trop tard à une existence sociale reconnue, ce qui est allé de pair avec une soumission à l’aristocratie allemande assumant tant la bureaucratie qu’un capitalisme agraire par en haut, avec ainsi le maintien de tout un système de valeurs que synthétisera le national-socialisme.
Pour cette raison, le romantisme a émergé comme phénomène historique tant en Angleterre qu’en Allemagne, correspondant au bouleversement du rapport entre villes et campagnes, entre travail manuel et travail intellectuel.
Le romantisme est l’expression artistique d’une couche sociale urbanisée et petite-bourgeoise, confronté à des changements extrêmement rapides ; la petite-bourgeoisie n’étant pas une classe, le romantisme est une expression fantasmée, une analyse pleine de confusions en quête d’une harmonie fictive, une démarche confuse et en même temps exigeante.
Le romantisme est, de fait, une démarche mystico-religieuse laïcisée.
Au lieu d’avoir comme par le passé des prophètes prétendant exprimer de manière mystico-religieuse l’insatisfaction par rapport à la réalité, on a des individus affirmant leur « moi » tourmenté comme preuve de l’inadéquation de la réalité avec les possibilité d’une vie harmonieuse.
La nature de cette vie harmonieuse dépend de la tendance des couches petites-bourgeoises portant le romantisme à basculer vers l’ancien ou le nouveau, la féodalité ou bien le capitalisme.
Le romantisme anglais a ainsi une orientation esthétisante, de protestation contre le cynisme triomphant du capitalisme conquérant. Son horizon est « ultime » dans sa quête esthétique totale, notamment avec le fantastique (le Frankenstein de Mary Shelley), l’idéalisation de la chevalerie que prolongeront les pré-raphaélites, ainsi que William Morris qui lui se positionnera ouvertement en faveur du communisme, compris de manière romantique tel que c’est exposé dans les Nouvelles de nulle part.
Le romantisme allemand a une orientation ouvertement progressiste à l’initial, exprimant de manière irrationnelle les besoins d’une bourgeoisie trop faible, avec notamment l’éloge de la spontanéité et de la dimension naturelle des rapports humains non policés selon les mœurs aristocratiques ; les grandes figures furent Johann Wolfgang von Goethe et Friedrich Schiller.
L’invasion napoléonienne transformera le romantisme allemand en son contraire, la bourgeoisie devant, pour protéger le cadre national, se lier à la féodalité autrefois combattue .
Il est significatif que pour les nations allemande et anglaise, ce n’est pas la Rome antique qui servait de référence, mais le Moyen-Âge marqué par une spontanéité sociale germanique se voulant plus authentique et concrète. Le romantisme a, dans les cas allemand et anglais, participé à la formation du cadre culturel et idéologique national.
Tel n’a pas été le cas en France ; le romantisme français fut historiquement une récupération ultra-royaliste idéalisant le Moyen-Âge, basculant dans le catholicisme social devant l’effacement de l’aristocratie, comme le montre l’exemple de Victor Hugo.
Honoré de Balzac est un immense auteur justement parce que, s’il est resté romantique, cela a été un prétexte pour une confrontation authentique avec la réalité. Son romantisme est allé jusqu’au bout.
Dans une lettre à l’écrivain Margaret Harkness en 1888, Friedrich Engels constate ainsi :
« Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l’exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques (…).
Balzac, que j’estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l’histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d’une chronique de mœurs presque d’année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s’était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française […].
Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.
Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.
Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.
Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu’il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu’il n’ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac. »
Ainsi, le romantisme consiste en une critique fantasmagorique de la réalité, dont la base est petite-bourgeoise.
Il peut soit basculer dans la confrontation avec la réalité, dans le camp de la classe ouvrière, du réalisme, soit basculer dans le mysticisme et l’idéalisation réactionnaire du passé.
>>Revenir au sommaire des articles sur le matérialisme dialectique