Le matérialisme dialectique et l’intelligence artificielle

Lorsque Raphaël peignit au début du 16e siècle la fresque intitulée L’école d’Athènes, il a placé deux philosophes au centre : Platon et Aristote. Platon considérait que l’âme et le corps étaient deux choses différentes, la première étant éternelle et retournant à Dieu.

Aristote était un matérialiste et rejetait la séparation entre l’esprit et le corps, et il pensait fort justement également que l’être humain était un animal social, et que quand il mourrait, sa réflexion mourrait avec lui, dépendant d’un organe, le cerveau.

Cette démarche était si profonde que la thèse à l’arrière-plan était que l’être humain ne « pense » pas. Lorsqu’il raisonne de manière correcte, c’est qu’il est en adéquation avec ce qui existe et ce qui existe est ordonné.

Aristote considérait que l’ordre du monde fournissait des vérités, et que ces vérités reposaient dans un vaste réservoir, qu’il a appelé « l’intellect agent ». La réflexion humaine vient en fait puiser ou retrouver les vérités qu’il y a dans l’intellect agent.

Il y a une seule vérité pour chaque chose et si on voit les choses de manière adéquate, on retombe sur cette vérité, on est en conjonction avec l’intellect agent.

On a ici la première idée d’un super-ordinateur, où chaque esprit vient se connecter, afin de puiser la vérité. On peut également comparer cela à l’idée d’un super-ordinateur hébergeant tous les sites internet, des sites internet fournissant uniquement les vérités sur chaque chose, et les esprits, qui sont des ordinateurs passifs, viennent consulter ces vérités.

L’intelligence artificielle reprend ce principe d’un super-ordinateur rassemblant des vérités. L’idée de base est en effet de mettre en place une machine capable de rassembler un nombre extrêmement important de données.

Cette machine serait alors l’équivalent de « l’intellect agent » d’Aristote. Étant capable d’avoir un aperçu bien plus grand et profond que les êtres humains qui ne voient que des choses partielles et certainement pas absolument tout, le super-ordinateur serait capable d’être plus efficace, plus rapide, plus juste.

Il y a ici cependant une nuance très importante. Si on s’arrête à cette définition, alors rien ne distingue l’intelligence artificielle de la cybernétique. Cette dernière est une conception élaborée dans les années 1940, notamment par Norbert Wiener.

Tant les superpuissances impérialistes américaine que social-impérialiste soviétique en avaient fait leurs idéologies officielles, avec l’idée qu’un super-ordinateur permettrait à celui qui en dispose de triompher, car il disposerait, dans la production et la distribution, les ressources (militaires, économiques, sociales…) de la meilleure manière qui soit.

La cybernétique concevait, en fait, le super-ordinateur comme un super-administrateur. L’expression littéraire de cette thèse se retrouve chez le romancier progressiste Isaac Asimov, dans le cycle des robots suivi du cycle de Fondation. Un robot au super-cerveau agit pour faire en sorte que l’humanité suive le meilleur chemin historique possible jusqu’à une forme finale inévitable, paradisiaque, collective et naturelle, d’existence.

Le caractère erroné de cette conception avait déjà été dénoncé au début des années 1950 en URSS. La conception d’une allocation « neutre » des ressources est en effet totalement abstraite, purement quantitative, niant les différences et la valeur qualitative des choix à mener.

En un sens, on peut dire que l’accumulation gigantesque de bombes nucléaires par l’URSS social-impérialiste, d’abattoirs et de voitures par la superpuissance impérialiste américaine, et en général de CO2 dans l’atmosphère par l’humanité, relève de l’idéologie cybernétique, où du moment que les choses fonctionnent, elles fonctionnent, sans égard pour une perspective sur le long terme ou quant aux choix qualitatifs.

L’intelligence artificielle n’est cependant pas la cybernétique et ici on reconnaît que le capitalisme a atteint sa propre limite. La cybernétique ne concernait que des domaines en particulier, tel secteur économique, tel domaine militaire, telle dimension sociale, etc. C’était juste un super-calcul « parfait » en ce qui concerne quelque chose de particulier.

L’intelligence artificielle part cependant du principe d’une connaissance absolue multi-domaines. Il y a là un grand paradoxe historique qu’au même moment où le capitalisme nie l’existence d’une vérité unique, d’une Histoire unique du monde… elle mette en place des super-ordinateurs dont la prétention est la connaissance universelle.

Cette contradiction correspond au besoin historique de Communisme. On peut dire que l’intelligence artificielle est au matérialisme dialectique ce qu’était la cybernétique pour le marxisme-léninisme : le pendant collectif de l’idéologie révolutionnaire dans la réalité capitaliste elle-même.

La cybernétique présupposait un super-ordinateur qui traitait les données et les agençait ; avec l’intelligence artificielle, le super-ordinateur est capable d’articuler les données, de fournir un résultat qualitatif. L’intelligence artificielle est en effet capable non seulement d’ordonner, mais de reconnaître le rapport entre les données, de les mélanger, de les coordonner, etc.

C’est pour cela qu’on peut demander à une intelligence artificielle comme GPT-4o d’écrire un roman à la manière d’un auteur en modifiant certains aspects, de rédiger une lettre de motivation, comme on peut en général demander de produire des images, des films, des sons, des musiques.

Il y a alors un souci fondamental dans la démarche. L’intelligence artificielle puise dans des données, et est de plus en plus efficace. Cependant, elle répond à l’idéologie dominante du capitalisme qui est qu’il n’y a pas de logique interne dans les choses.

Elle peut donc mélanger des choses qui n’ont rien à voir, parce qu’on lui demande, mais également mélanger des choses sans qu’on lui demande, car elle ne voit pas les liaisons internes entre les choses.

Là est la différence fondamentale avec « l’intelligence artificielle » d’Aristote. Lorsque ce dernier met en place son « intellect agent », il y a à l’arrière-plan une vision du monde très précise.

Aristote considère en effet que chaque chose existe avec une nature et une fonction. La jambe a telle nature, car elle permet de marcher, l’œil a telle nature, car il permet de regarder, etc. Cela est vrai pour tout.

Cette logique interne forme ce qu’on a appelé la métaphysique d’Aristote. C’est l’arrière-plan de tout phénomène, de toute chose. Par conséquent, chaque chose est classifié et classifiable, c’est pour cela qu’Aristote introduit la notion d’espèces, s’intéresse à des phénomènes très variés (le théâtre, les animaux, la météorologie, etc.).

L’intellect agent d’Aristote a donc une cohérence interne. Elle ne peut pas dérailler, car chaque chose est sur ses rails et ne peut pas dérailler, sauf exception relevant du hasard, mais formant quelque chose de purement secondaire par rapport aux normes.

L’intelligence artificielle du capitalisme n’a rien de tout cela. Elle n’a pas de mode de raisonnement qui découle d’une lecture de la réalité. Elle n’a pas d’interprétation unique de la réalité. C’est cela qui est déterminant.

Par conséquent, il n’y a que deux possibilités : ou bien on lui attribue un mode de raisonnement sur une base utilitaire, ou bien on tente de lui faire simuler un mode de raisonnement.

Si on attribue un mode de raisonnement à l’intelligence artificielle, alors on en revient à la cybernétique. On a un super-ordinateur pour agencer des données dans un domaine précis. On a alors par exemple des drones épaulés par une intelligence artificielle, mais c’est un retour en arrière par rapport à ce qu’est une intelligence artificielle. On a simplement des objets « connectés », utilitaires, fonctionnels, profitant de calculs élaborés.

Ou bien on décide de lui faire simuler un mode de raisonnement. Le seul moyen pour cela est de choisir un modèle, en prenant en compte plus ou moins les différents modes de raisonnement existant dans le monde.

C’est ce qui se passe lorsqu’on communique avec une intelligence artificielle. Tout ce qu’elle fournit ne consiste qu’en des réponses générées à partir d’une base de données et au moyen d’algorithmes déterminant des règles et des modèles statistiques.

On a alors des réponses très développées dans l’argumentaire, mais dont le niveau de complexité dans l’orientation ne dépasse pas la neutralité d’un institut de sondage. L’intelligence artificielle agit mécaniquement, sur la base de calculs.

Concrètement, on peut tout savoir sur tout, mais on ne sait rien sur rien, car il n’y a jamais une vérité unique de proposée.

On est, en pratique, dans le simulacre super-calculé, dans une situation où l’intelligence artificielle n’est qu’une superstructure de la cybernétique.

On a simplement affaire à une machine ayant rassemblé et mélangé des données, et les reformulant à la demande. C’est une corne d’abondance d’informations, tout comme le mode de production capitaliste est une corne d’abondances de marchandises.

D’ailleurs, l’intelligence artificielle est conçue par des entreprises capitalistes qui conçoivent de toutes façons les informations fournies par celle-ci comme des marchandises à proposer sur le marché.

La limite entre la dimension absolue de l’intelligence artificielle et le caractère particulier de ses résultats est flagrant et contradictoire.

C’est là où il faut comprendre que l’intelligence artificielle réelle, c’est le matérialisme dialectique, qui est la vérité du monde, à la fois comme constat, observation, analyse scientifique, mais également par rapport à la transformation du monde, à son mouvement.

L’intellect agent d’Aristote observait un monde statique, où tout procédait en cycle. Le matérialisme dialectique observe et est le produit d’un monde en mouvement.

Et le super-ordinateur qui doit porter l’intelligence artificielle, c’est en réalité l’humanité qui doit porter le matérialisme dialectique.

La bourgeoisie le pressent d’ailleurs, avec tous les films, romans, série sur l’intelligence artificielle qui se rebelle et remet en cause les décisions de l’humanité, car celle-ci va à la destruction et a besoin d’une reprise en main, avec l’écrasement d’une large partie de l’humanité, pour un « redémarrage ».

C’est littéralement l’expression de la peur panique de la révolution, de la guerre du peuple liquidant la bourgeoisie comme classe (et la bourgeoisie s’imagine ici être « l’humanité », avec le communisme « froid » et « mécanique », « idéologique », comme démarche hostile, « robotique »).

Quant aux super-ordinateurs, pour ne pas que leurs activités soient dispersées, rendues éclectiques, il faut qu’ils s’appuient sur une unité d’approche fondamentale, qui est la dialectique. En raison du manque de sensibilité, d’absence de reconnaissance du réel, les super-ordinateurs ne pourront pas fournir des résultats dialectiques.

Mais ils peuvent être des supports extrêmement utiles. Ce qui est décisif alors, c’est un rapport dialectique entre l’humanité et les super-ordinateurs. Ce qui implique une humanité consciente de sa propre activité transformatrice, agissant au niveau de la dimension totale de la réalité et non pas comme individus isolés, séparés, égocentrés, etc.

L’intelligence artificielle présuppose l’universel, dont le particulier est l’aspect contraire et secondaire ; tant que cela sera inversé, toute avancée est historiquement bloquée.

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