La Défense et illustration de la langue française est une œuvre ancrée dans le matérialisme, avec par conséquent de nombreux raisonnements dialectiques.
Joachim du Bellay aborde ainsi la question du nominalisme et il exprime très clairement la conception selon laquelle il y a d’abord la matière et ensuite une description de celle-ci. Il est ainsi nécessaire d’élargir le vocabulaire afin d’accompagner les connaissances, d’où une ouverture au grec et au latin si besoin est.
« Nul, s’il n’est vraiment du tout ignare, voire privé du sens commun, ne doute point que les choses n’aient premièrement été, puis, après, les mots avoir été inventés pour les signifier : et par conséquent aux nouvelles choses être nécessaire imposer nouveaux mots, principalement ès arts, dont l’usage n’est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent à notre poète, auquel sera nécessaire emprunter beaucoup de choses non encore traitées en notre langue.
Les ouvriers (afin que je ne parle des sciences libérales) jusques aux laboureurs mêmes, et toutes sortes de gens mécaniques, ne pourraient conserver leurs métiers, s’ils n’usaient de mots à eux usités et à nous inconnus.
Je suis bien d’opinion que les procureurs et avocats usent de termes propres à leur profession, sans rien innover : mais vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donnée. »
Du Bellay mentionne ici de manière tout à fait positive les ouvriers et les laboureurs, ce qui est cohérent avec son approche matérialiste de reconnaître la dignité du réel. Il encourage de ce fait à disposer également de plusieurs correcteurs n’hésitant pas à critiquer nos faiblesses quand on écrit, ainsi qu’à se tourner résolument vers ceux qui ont une activité pratique transformatrice.
C’est là le reflet de la valeur exceptionnelle de la démarche de du Bellay.
« Sur tout nous convient avoir quelque savant et fidèle compagnon, ou un ami bien familier, voire trois ou quatre, qui veuillent et puissent connaître, nos fautes, et ne craignent point blesser notre papier avec les ongles.
Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois, non seulement les savants, mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs arts et métiers, pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. »
On a un très bon exemple de dialectique avec la remarque de du Bellay avec le rapport entre le naturel et la « doctrine » (c’est-à-dire la connaissance), avec une reconnaissance de l’aspect principal au nom de la dignité du réel.
« Il vaudrait beaucoup mieux écrire sans imitation, que ressembler à un mauvais auteur : vu même que c’est chose accordée entre les plus savants, le naturel faire plus sans la doctrine, que la doctrine sans le naturel. »
La transformation de la quantité en qualité est littéralement exposée dans cet éloge du travail du fond, ce refus du subjectivisme :
« Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles.
Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »
C’est par cette perspective matérialiste que Du Bellay a su s’ancrer dans le mouvement de l’Histoire.
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