José Carlos Mariátegui, dans ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, accorde une place au régionalisme. C’est que c’est un piège bien connu monté par les forces féodales.
Sous prétexte de lutter contre le pouvoir central, les notables s’approprient des droits et renforcent leur propre domination.

L’analyse de José Carlos Mariátegui est prétexte à une longue présentation du Pérou.
C’est que, en effet, il faut dépasser les apparences. Le découpage régional du Pérou est artificiel, comme il le souligne :
« Il est difficile de définir et de délimiter au Pérou des régions qui existaient historiquement en tant que telles.
Les départements sont issus des intendances artificielles de la vice-royauté.
Par conséquent, ils ne possèdent aucune tradition ni réalité véritablement issue du peuple et de l’histoire péruviens. »
Comment faut-il alors voir les choses ? Voici ce qu’il nous dit :
« Selon la géographie physique, le Pérou est divisé en trois régions : la côte, les hauts plateaux et les montagnes. (Au Pérou, la seule région clairement définie est la nature.) »
Plus précisément :
« Cette division n’est pas seulement physique. Elle transcende toute notre réalité sociale et économique.
Les montagnes, sociologiquement et économiquement, manquent encore de signification. On pourrait dire que les montagnes, ou plutôt la forêt, sont un domaine colonial de l’État péruvien.
Mais la côte et les hauts plateaux , quant à eux, sont effectivement les deux régions entre lesquelles la population est distinguée et divisée, à l’image du territoire.
Les hauts plateaux sont indigènes ; la côte est espagnole ou métisse (selon votre préférence, car les termes « indigène » et « espagnol » ont ici un sens très large). »
On a ainsi une contradiction entre les hauts plateaux et la côte, et celle-ci est une clef pour comprendre ce qui empêche le Pérou d’apparaître comme nation historique.
La capitale, Lima, sur la côte, est d’ailleurs née artificiellement, elle n’est pas le produit de tout un parcours historique, des liens avec le commerce et l’industrie.
On a ici un aspect essentiel : le Pérou, en substance, est intrinsèquement divisé.
« Le Pérou côtier, héritier de l’Espagne et de la conquête, domine de Lima jusqu’au Pérou des hautes terres, mais il n’est pas démographiquement et spirituellement suffisamment fort pour l’absorber.
L’unité péruvienne reste à réaliser ; elle ne se présente pas comme un problème d’articulation et de coexistence, au sein des limites d’un seul État, de plusieurs anciens petits États ou de villes libres.
Au Pérou, le problème de l’unité est bien plus profond, car ce qui doit être résolu ici n’est pas une pluralité de traditions locales ou régionales, mais une dualité de race, de langue et de sentiment, née de l’invasion et de la conquête du Pérou indigène par une race étrangère qui n’a pas réussi à fusionner avec la race indigène, ni à l’éliminer ou à l’absorber. »
En fin observateur, José Carlos Mariátegui voit comment cela joue sur l’état d’esprit, sur les manières de voir les choses.
« Le sud est essentiellement avec des hauts plateaux.
Au sud, la côte se rétrécit. C’est une étroite bande de terre sur laquelle le Pérou côtier et métis n’a pas réussi à s’établir.Les Andes avancent vers la mer, transformant la côte en une étroite corniche. Par conséquent, les villes ne se sont pas formées sur la côte, mais dans les hauts plateaux. Sur la côte sud, on ne trouve que des ports et des criques.
Le sud a réussi à rester propre aux hauts plateaux, voire indigène, malgré la Conquête, la Vice-royauté et la République.
Vers le nord, la côte s’élargit. Elle devient dominante économiquement et démographiquement. Trujillo, Chiclayo et Piura sont des villes à l’esprit et au caractère espagnols.
La circulation entre ces villes et Lima est aisée et fréquente. Mais ce qui rapproche le plus à la capitale, c’est l’identité, la tradition et les sentiments. »
Selon José Carlos Mariátegui, l’aspect révolutionnaire de la contradiction, ce sont les hauts plateaux.
Et en faisant sauter le verrou féodal, les hauts plateaux peuvent l’emporter sur la côte.
Le Pérou peut émerger, comme unité, comme pays véritablement indépendant, populaire et donc allant au socialisme, à rebours de ce qui s’est passé au moment de la rupture avec l’Espagne.
« Dans les hauts plateaux les vestiges du féodalisme espagnol persistent, bien plus profondément enracinés et bien plus puissants que dans le reste de la République.
Le besoin le plus urgent et le plus douloureux pour notre progrès est la liquidation de ce féodalisme, qui constitue une survivance de la Colonie.
La rédemption, le salut de l’Indien, est le programme et l’objectif du renouveau péruvien.
Les hommes nouveaux veulent que le Pérou repose sur ses fondements biologiques naturels.
Ils ressentent le devoir de créer un ordre plus péruvien, plus autochtone.
Et les ennemis historiques et logiques de ce programme sont les héritiers de la Conquête, les descendants de la Colonie.
Autrement dit, les chefs locaux.
À cet égard, il n’y a aucune équivoque possible. »
José Carlos Mariátegui explique ainsi que la révolution a une dimension historique : outre la lutte des classes, elle porte la cause démocratique des Indiens, et même elle porte l’existence réelle du Pérou lui-même.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain