Ce qui caractérise la position de Plotin, c’est qu’il fournit une théorie religieuse présentée de manière philosophique.
C’est là exactement le même schéma que celui fournit par Platon dans l’allégorie de la caverne : le monde matériel n’est qu’un pâle reflet d’un monde idéal, qui lui-même a comme source le « Un » absolu, source de tout et seule réalité authentique.
Sauf que, contrairement à Platon cherchant à renouveler un style aristocratique, Plotin se cantonne à célébrer une sorte de prière silencieuse amenant à la béatitude par l’extase de la compréhension de la nature de Dieu.
Dieu n’est pas simplement un concept idéal, mais l’objectif suprême : Plotin prend Platon au pied de la lettre, ne gardant que la dimension mystique. Il peut donc dire :
« Puisque le mal règne ici-bas et domine inévitablement en ce monde, et puisque l’âme veut fuir le mal, il faut fuir d’ici-bas. Mais quel en est le moyen?
C’est, dit Platon, de nous rendre semblables à Dieu. Or nous y réussirons en nous formant à la justice, à la sainteté, à la sagesse, et en général à la vertu.
Si c’est par la vertu qu’a lieu cette assimilation, le Dieu à qui nous voulons nous rendre semblables possède–t–il lui–même la vertu? Mais quel est ce Dieu?
Sans doute c’est celui qui semble devoir posséder la vertu au plus haut degré, c’est l’Âme du monde, avec le principe qui gouverne en elle et qui a une sagesse admirable [l’Intelligence suprême]. Habitant ce monde, c’est à ce Dieu que nous devons chercher à ressembler. »
Chaque être humain possède, en effet, une âme et par conséquent, le bonheur naturel n’est pas possible, cela ne concerne que les animaux. Plotin explique cela de la manière suivante :
« Si bien vivre et être heureux nous semblent choses identiques, devons-nous pour cela accorder aux animaux le privilège d’arriver au bonheur? S’il leur est donné de suivre sans obstacle dans leur vie le cours de la nature, qu’est-ce qui empêche de dire qu’ils peuvent bien vivre?
Car, si bien vivre consiste soit à posséder le bien-être, soit à accomplir sa fin propre, dans l’une et l’autre hypothèse les animaux sont capables d’y arriver : ils peuvent en effet posséder le bien-être et accomplir leur fin naturelle. »
Hors de question, cependant, d’affirmer comme Aristote que comprendre le monde, c’est en saisir l’âme et contempler la réalité de manière heureuse. Plotin a été influencé par la philosophie indienne, bien qu’on ne sache pas dans quelle mesure, lui-même tentant même de suivre les opérations militaires de Gordien III, qui furent toutefois un échec, pour visiter la Perse et l’Inde.
De toutes manières, contrairement à l’opinion bourgeoise, le monde gréco-romain n’est en rien « européen » et est largement ouvert à l’Asie. La position de Plotin est pratiquement la même que celle de l’hindouisme, avec la négation de l’action, de la réflexion, le repli sur soi-même, etc.
Il faut non pas acquérir la sagesse, mais s’épurer, se couper de tout ce qui est matériel, se « retrancher » :
« Rentre en toi-même, et examine-toi.
Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté.
Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue, jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté. »
C’est le moyen de reconnaître le divin dont tout est issu et qui vit dans une pureté totale, hors à la fois de la théorie et de la pratique :
« Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée.
Car il faut reconnaître comme étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de rien.
C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre.
Nous pouvons en voir un exemple dans le soleil : il est un centre pour la lumière qui est en quelque sorte suspendue à cet astre. Aussi est-elle partout avec lui et ne s’en sépare-t-elle pas; et quand même vous voudriez la séparer d’un côté, elle n’en resterait pas moins concentrée autour de lui. »
Comme chez Platon, on sait déjà tout, pour le retrouver il faut savoir qu’on est « rien » et qu’il n’y a que « l’Un » :
« En effet, ce n’est pas en parcourant les objets extérieurs que l’âme a l’intuition de la sagesse et de la vertu, c’est en rentrant en elle-même, en se pensant elle- même dans sa condition primitive: alors elle éclaircit et elle reconnaît en elle-même des images divines, souillées par la rouille du temps. »