Plotin appelle à l’extase dans la compréhension de la nature de Dieu ; pour parvenir à cette extase, il faut que l’âme cesse de se mêler au corps. Il y a donc une bataille et le néo-platonisme de Plotin fournit les arguments théoriques les plus « purs » de chaque religion : il y a une séparation entre le corps et l’esprit, il y a une bataille entre eux.
La religion est le levier pour comprendre comment se focaliser sur l’âme et parvenir à rejeter un corps à dévaloriser. Plotin résume cela ainsi :
« En un mot, il faut dire que la vie dans un corps est par elle-même un mal; mais, par la vertu, l’âme se place dans le bien, non en conservant l’union qui existe, mais en se séparant du corps. »
Écouter son corps, c’est faire pencher l’âme du mauvais côté :
« On dira peut-être que la méchanceté est la faiblesse de l’âme.
Car l’âme mauvaise est impressionnable, mobile, facile à entraîner au mal, portée à écouter ses passions, également prompte à se mettre en colère et à se réconcilier; elle cède inconsidérément à de vaines idées ; semblable aux ouvrages les plus faibles de l’art et de la nature, qui sont facilement détruits par les vents et par les tourbillons. »
Bien entendu, ce qui définit le « mal », c’est tout ce qui relève du contraire de Dieu qui est bon car auto-suffisant, entièrement en paix, sans division, harmonieux depuis le début et en tout, etc. Plotin insiste beaucoup sur cette approche opposant de manière manichéenne le bien et le mal :
« Pour mieux déterminer le Mal, on peut se le représenter comme le manque de mesure par rapport à la mesure, comme l’indétermination par rapport au terme, comme le manque de forme par rapport au principe créateur de la forme, comme le défaut par rapport à ce qui se suffit à soi-même, comme l’illimitation et la mutabilité perpétuelle, enfin comme la passivité, l’insatiabilité et l’indigence absolues. »
Le prophète Mani a, par ailleurs, vécu à la même époque que Plotin et même accompagné les troupes de Sapor Ier, chef perse qu’affrontait justement Gordien III qu’accompagnait Plotin.
On est dans une même dynamique mystique orientale, où l’âme cherche à « s’échapper » de la matière, avec une opposition formelle entre esprit et matière. Le rejet de la conception d’Aristote faisant des esprits des tablettes vides mais sensibles où les objets extérieurs viennent « écrire », est bien entendu formellement réfuté et cela au nom de « l’Un ».
Puisque, en effet, l’âme « sent » au fond d’elle qu’elle relève d’un « tout », qui est absolu, alors il n’est pas possible de faire de l’esprit un miroir de la réalité ambiante. En fait, le néo-platonisme tente de rejeter le matérialisme de l’époque, en affirmant que celui-ci n’est pas en mesure de concevoir la totalité, en le réduisant à une vision « vulgaire » et basse des choses.
La capacité à raisonner hors de cette bassesse serait la preuve de la liaison de l’âme avec l’âme suprême. Les animaux ne seraient que « sensations », l’être humain avec la raison en plus pourrait se tourner vers « l’Un ».
Naturellement, il se pose alors le problème de pourquoi l’âme est prisonnière du corps, sans compter qu’il faut expliquer pourquoi l’âme suprême aurait produit ces âmes dispersés. Le risque serait de dire que l’esprit aurait besoin de la matière.
Plotin invente pour contourner le problème le concept de « procession » : chaque entité procède de manière naturelle à une émanation, une sorte d’image amoindrie. L’Un donne l’intelligence, l’intelligence l’âme, l’âme le monde.
A chaque étape, l’émané se tourne vers l’émanant, voilà pourquoi l’âme qui donne le monde ne le regarde pas, n’est pas « inclinée » vers lui :
« Quant à nous, nous croyons que si l’Âme a créé le monde, ce n’est pas parce qu’elle a incliné [vers la matière], mais plutôt parce qu’elle n’a pas incliné.
Pour incliner ainsi, il aurait fallu que l’Âme eût oublié les intelligibles ; mais, si elle les avait oubliés, comment aurait-elle créé le monde? D’après quoi l’aurait-elle formé? Elle l’a formé sans doute d’après les intelligibles qu’elle avait contemplés là-haut. Si elle s’en est souvenue en formant le monde, elle n’avait pas incliné.
Elle n’avait donc pas une notion obscure des intelligibles ; sinon, elle aurait incliné vers eux pour en avoir une intuition claire : car, pourquoi n’aurait-elle pas voulu rentrer dans le monde intelligible, puisqu’elle en conservait quelque souvenir ? »
La Nature est donc pratiquement mécanique, l’âme pouvant « imaginer », ce que la Nature ne peut pas, n’étant que l’image de l’Âme :
« Comment la Sagesse propre à l’Âme universelle diffère-t-elle de la Nature?
C’est que la Sagesse occupe dans l’Âme le premier rang et la Nature le dernier, puisqu’elle n’est que l’image de la Sagesse ; or, si la Nature n’occupe que le dernier rang, elle doit aussi n’avoir que le dernier degré de la Raison qui éclaire l’Âme.
Qu’on se représente un morceau de cire où la figure imprimée sur une face pénètre jusqu’à l’autre, et dont les traits bien marqués sur la face supérieure n’apparaissent que d’une manière confuse sur la face inférieure : telle est la condition de la Nature ; elle ne connaît pas, elle produit seulement, elle transmet aveuglément à la matière la forme qu’elle possède, comme un objet chaud transmet à un autre, mais à un moindre degré, la chaleur qu’il a lui-même.
La Nature n’imagine même pas : car l’acte d’imaginer, inférieur à celui de penser, est cependant supérieur à celui d’imprimer une forme, comme le fait la Nature. La Nature ne peut rien saisir ni rien comprendre, tandis que l’Imagination saisit l’objet adventice, et permet à celui qui imagine de connaître. »
Il faut bien noter ici que ce n’est pas Dieu qui donne le monde, car lui-même en tant qu’unité primordiale n’a besoin de rien. L’intelligence qui est son image, son sous-produit, a abouti à l’âme et celle-ci à la matière.
Voilà pourquoi la quête de l’Un ne saurait passer par des mots :
« Pourquoi n’est-il [= l’Un] pas resté en lui-même, et a-t-il laissé ainsi découler de lui la multiplicité qu’on voit dans les êtres et que nous voulons ramener à lui?
Nous allons le dire. Invoquons d’abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu’à lui par la prière; or, la seule manière de le prier, c’est de nous avancer solitairement vers l’Un, qui est solitaire.
Pour contempler l’Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase, puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l’Âme et l’Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l’Un], en la contemplant de la manière que sa nature exige. »