Le Parnasse : l’art pour les artistes

Il est donc tout à fait erroné de résumer le Parnasse à de l’art pour l’art, qui est l’idéologie des deux précurseurs qui soutiendront par ailleurs le mouvement, Théophile Gautier et Théodore de Banville.

Même si l’on regarde les poèmes de José-Maria de Heredia, né près de Santiago de Cuba, on peut voir que ses poèmes qui sont gratuits, sans signification, jouent sur des images exotiques. Les Trophées ont des sections aux titres évocateurs de cela : La Grèce et la Sicile, Rome et les Barbares, La nature et le rêve, Les conquérants de l’or, etc.

José-Maria de Heredia, photographié par Paul Nadar, le 25 février 1896.

Voici un exemple tout à fait représentatif.

Le Samouraï

D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,
À travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre, et, sur l’épaule, éclate
Le blason de Hizen ou de Tokungawa.

Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblent à son casque.

Ce qui a pu donner cette illusion de l’art pour l’art, c’est que le Parnasse c’est aussi l’art pour les artistes. Si Sully Prudhomme vise les masses, José-Maria de Heredia vise quant à lui les lettrés ; il y a un contraste gigantesque entre les deux approches. C’est l’avènement de la sphère artistique autonome, auto-suffisante, autocentrée.

C’est un moment historique fondamental, qui va permettre l’éclosion par la suite de toutes les écoles, tendances, pseudos avant-gardes, etc. Rien que pour cela le Parnasse est à connaître comme étape historique.

Les artistes vivent à l’écart, s’auto-intoxiquent les uns les autres, sont leur propre critère. Ils sont devenus bourgeois eux-mêmes et les poètes maudits qui suivront ne sont que des carriéristes désireux d’obtenir la même reconnaissance, Arthur Rimbaud en tête : c’est le Parnasse contemporain qui l’amène à la poésie et il écrivit des poèmes qu’il envoya à Théodore de Banville, afin qu’il les remette à Alphonse Lemerre.

Voici comment Catulle Mendès fait l’éloge, avec un talent puissamment ciselé, mais une vision coupée des masses, du poète Léon Dierx :

« Au premier rang, – puisque j’ai déjà nommé François Coppée [qui ne sera que temporairement et brièvement, voire partiellement, du Parnasse en fin de compte] et Sully Prudhomme, – doit être placé Léon Dierx.

Je le dis, avec la conviction d’émettre une vérité qui paraître évidente à l’avenir, Lion Dierx, dont l’œuvre, considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du XIXe siècle.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour.

Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues et très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs.

Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, le mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin, l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure.

S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes babillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée.

Ecoutez ce paysage automnal :

SOIR D’OCTOBRE

Un long frisson descend des coteaux aux vallées.
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
— Oh ! l’angelus du soir dans les soleils couchants !
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand ses dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l’occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.

Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.
Les jours frileux et courts arrivent. — C’est l’automne !
— Comme elle vibre en nous la cloche qui bourdonne !
L’automne avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l’ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d’hymnes à l’aurore, et de voix dans le soir
Peuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l’automne ! — Adieu, le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.
Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés.
Les couples chuchottants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont, la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés quand le soleil décline.
— La cloche lentement tinte sur la colline.
Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !
— Ame de l’homme, écoute en frissonnant comme elle,
L’âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse, et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l’été disparu,
— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —
L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.
Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entrechoquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi ta riche floraison,
L’orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,

Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison,
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Ame crédule ! Ecoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,
Dans tes rêves ternis dès leur premier essor.
Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,
Ecoute le passé qui gémit dans les bois.
Ecoute, écoute en toi, sous leur cendre, et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois,
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Ecoute à travers l’ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement dans le cœur !

Est-il un homme qui puisse demeurer insensible à la pénétrante harmonie de ces vers, délicieusement berceurs comme le vent d’automne, et ne sont-ce pas tous nos rêves et tous nos amours de jadis, qui fuient, tournoient et reviennent pour fuir encore dans l’obsession circulaire du rythme ? »

Le Parnasse, en tant qu’art pour les artistes, avec des artistes au service de la morale républicaine de l’époque, avec donc une tentative de se diffuser, est un mouvement à la fois fragile historiquement mais solidement ancré dans son époque. Sa négation par les historiens bourgeois est révélatrice au plus haut degré de comment la bourgeoisie tente de masquer son origine, sa transformation de classe révolutionnaire à classe réactionnaire.

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