Le PCF en 1936 et la naissance du trotskisme et de l’anarchisme

L’ultra-gauche est historiquement très forte en France, sous la forme de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire avant 1914. On parle ici de l’anarchisme « bombiste » avec des attentats individuels commis par exemple par Ravachol, de la CGT tenante de la minorité agitée proposant en permanence la grève générale, et il y a eu un antimilitarisme très violent (qui s’est converti en 1914 en nationalisme).

Avec la naissance du Parti Communiste Français en 1920, l’ultra-gauche est brisée. Initialement, elle s’est reconnue dans la révolution russe et a même fondé une « Fédération Communiste des Soviets », mais l’Internationale Communiste l’a mise de côté. Ensuite, les « gauchistes » tentent de s’activer dans la CGT-Unitaire, mais ils sont éjectés en 1926 et fondent une CGT-Syndicaliste révolutionnaire.

Avec la bolchevisation du Parti Communiste Français et ensuite le Front populaire, on pourrait penser que la partie a été gagnée, même s’il y a de terribles restes de ce type dans le Parti. Maurice Thorez est d’ailleurs apparu comme dirigeant pour briser de telles tendances.

Seulement voilà, Maurice Thorez a mis en place une ligne déviationniste de droite, et il ne s’intéresse nullement aux grèves et aux occupations dans ce qu’elles véhiculent comme culture, comme mentalité. Cela a donné des ailes à l’ultra-gauche pour se reconstituer, sous une forme nouvelle.

Cela se produit par différents courants trotskistes, et surtout par la « Gauche révolutionnaire », scission trotskisante de la tendance de gauche du Parti socialiste-SFIO, la Bataille Socialiste.

Marceau Pivert (1895-1958), à la tête de la « Gauche révolutionnaire », obtint un certain succès d’estime avec son appel dans Le Populaire du 27 mai 1936, intitulé « Tout est possible. » Le quotidien du Parti socialiste-SFIO lui donnait la parole, car la « Gauche révolutionnaire » représentait avec ses motions un peu plus de 10 % des adhérents. L’article est en page 6, dans le cadre de la « tribune du Parti ».

« Qu’on ne vienne pas nous chanter des airs de berceuse : tout un peuple est désormais en marche, d’un pas assuré, vers un magnifique destin.

Dans l’atmosphère de victoire, de confiance et de discipline qui s’étend sur le pays, oui, tout est possible aux audacieux.

Tout est possible et notre Parti a ce privilège et cette responsabilité tout à la fois, d’être porté à la pointe du mouvement.

Qu’il marche! Qu’il entraîne ! Qu’il tranche ! Qu’il exécute ! Et aucun obstacle ne lui résistera !

Il n’est pas vrai que nos amis radicaux puissent, ou même désirent, s’opposer à certaines revendications d’ordre économique, comme la nationalisation du crédit, de l’énergie électrique ou des trusts. Il n’est pas vrai qu’ils soient destinés à servir de terre-neuve aux compagnies d’assurances.! Le goût du suicide politique n’est pas tellement développé sous la pression croissante des masses vigilantes.

Il n’est pas vrai que nos frères communistes puissent, ou même désirent, retarder l’heure de la révolution sociale en France pour répondre à des considérations diplomatiques d’ailleurs dignes d’examen. On ne freinera pas, on ne trahira pas la poussée invincible du Front populaire de combat.

Ce qu’ils appellent du fond de leur conscience collective, des millions et des millions d’hommes et de femmes, c’est un changement radical, à brève échéance, de la situation politique et économique. On ne pourrait pas impunément remettre à plus tard sous prétexte que le programme du Front populaire ne l’a pas explicitement définie, l’offensive anticapitaliste la plus vigoureuse.

Les masses sont beaucoup plus avancées qu’on ne l’imagine; elles ne s’embarrassent pas de considérations doctrinales compliquées, mais d’un instinct sûr, elles appellent les solutions les plus substantielles, elles attendent beaucoup; elles ne se contenteront pas d’une modeste tisane de guimauve portée à pas feutrés au chevet de la mère malade…

Au contraire, les opérations chirurgicales les plus risquées entraîneront son consentement; car elles savent que le monde capitaliste agonise et qu’il faut construire un monde nouveau si l’on veut en finir avec la crise, le fascisme et la guerre.

Des camarades tremblent à l’idée que, devant le congrès national du Parti, un sectarisme de mauvais aloi contrarie tout effort de synthèse loyale. Mais la synthèse est facile, si l’on veut bien se placer dans le cadre des préoccupations fondamentales des masses qui animent le mouvement du Front populaire. 

Tout est possible, là aussi. Il suffit de traduire en décision la volonté du peuple; il suffit de donner un mandat précis à nos délégués au gouvernement. Abrogation des décrets-lois; dissolution des ligues fascistes et arrestation de leurs chefs; amnistie; contrats collectifs; vacances payées, etc., oui.

Mais, en outre, on ne comprendrait pas que le retour, par décret, au service d’un an, ne soit pas immédiat. Il n’y a qu’à relire les discours de Daladier, de Blum, de Thorez contre les deux ans pour être convaincu de cette nécessité. Cette mesure aurait un immense retentissement dans la jeunesse, sur les finances et dans le monde. Nous y tenons absolument.

D’autre part, sans aborder les problèmes financiers, ne peut-on pas donner quelques avertissements à messieurs les nouveaux émigrés; par exemple, à ces capitalistes lyonnais qui achètent des immeubles à Genève, alors que six mille appartements sont vacants dans cette ville ?

Ce n’est certes pas un placement de rapport que vont chercher en Suisse ces bons patriotes. Il n’est pas difficile, pourtant, grâce à notre ami Nicole, de retrouver la trace de ces mutations.

Toutes les opérations à caractère spéculatif de ces trois derniers mois devront donc donner lieu à enquête, et il ne faudra pas hésiter à sanctionner les déserteurs du franc en confiscant leurs biens.

De même chez nos « munitionnaires ». Croient-ils donc, eux aussi, que nous ignorons leurs trafics ? Et les ministres en exercice qui « expédient les affaires courantes » en passant par télégramme sept ou huit millions de matériel de 380, de manière que tout soit terminé avant le 31 mai, croient-ils que nous allons endosser une telle succession sans mettre un peu en vedette le Russe blanc qui passe de tels contrats ?

Et cette mystérieuse commande de mousquetons fabriqués par nos manufactures nationales, vendus à la Pologne, puis rachetés après usage, à la même Pologne (au prix de 435 francs pièce ?). Les fils d’archevêque qui ont conduit cette opération s’imaginent-ils qu’il suffit de déplacer in extremis un haut fonctionnaire courageux pour que le silence se fasse sur leurs pirateries ?

Tout ceci, à titre d’exemple, et simplement comme critérium. Si, par hasard, des personnes trop prudentes voulaient nous mettre en garde, sous prétexte de ne pas gêner le gouvernement, nous leur répondrions que c’est là méconnaître la volonté de combat qui inspire le Parti, depuis le plus modeste militant jusqu’à ses chefs les plus éminents.

Cette volonté de combat, à elle seule, est un élément dynamique dans la bataille qui s’engage: il faudra que le congrès l’exprime en termes catégoriques et concrets. Les mauvais serviteurs du socialisme ne seraient pas ceux qui, quoi qu’il arrive, entendent conserver leur franc-parler, mais ceux qui voudraient transformer en couvent silencieux un grand parti de démocratie prolétarienne ouvert à toutes les idées, et tout entier dressé dans un décisif combat de classe.

Car tout est possible, avec un tel Parti fidèle à son objet, à sa structure et à ses principes.

Enfin, tout est possible encore dans le domaine pour lequel nous devons loyalement reconnaître une certaine supériorité du parti communiste: le travail de masse. Bien loin de vouloir affaiblir notre Parti, nous voulons, au contraire, le mettre au niveau de ses obligations en modernisant et adaptant ses techniques de propagande et de pénétration dans les masses populaires.

Il n’y a aucune raison pour que nous soyons incapables de porter dans tous les milieux la pensée socialiste. Non pas en fraude, par tolérance, mais par décision régulière: non pas d’une manière anarchique, mais selon un plan systématique.

Les liens entre le gouvernement et le Parti, entre le Parti et les masses seront d’autant plus solides que la confiance réciproque développera les contacts et les échanges dans tous les sens.

Voilà pourquoi nous sommes favorables à la création de Comités populaires entraînant dans le mouvement toutes les énergies démocratiques et prolétariennes sans gêner, bien au contraire, le développement du Parti ni des syndicats.

Tout est possible : la croissance des effectifs et du rayonnement du Parti, le renforcement de son unité, le respect absolu de sa liberté intérieure, la discipline totale de son action extérieure, la hardiesse et l’énergie de ses délégués au gouvernement, l’ardeur passionnée des enthousiasmes soulevés par ses décisions successives…

Tout est possible, maintenant, à toute vitesse…

Nous sommes à une heure qui ne repassera sans doute pas de sitôt au cadran de l’histoire.

Alors, puisque TOUT est possible, droit devant nous, en avant, camarades! »

Un petit article sur la première page de l’Humanité lui répond, dès le 29 juin 1936 : « Tout n’est pas possible », par Marcel Gitton (qui sera exécuté en 1941 pour avoir trahi le Parti et rejoint la collaboration).

« Les ennemis du peuple de France ne parviennent pas à se consoler de la défaite qu’ils ont subie aux récentes élections législatives. Ils feront tout pour contrecarrer les espoirs que portent en leurs coeurs les travailleurs, les classes moyennes, aspirant à l’amélioration de leurs conditions d’existence, au respect absolu des libertés démocratiques et à la sauvegarde de la paix que menace si dangereusement Hitler.

Déjà les sirènes réactionnaires et fascistes se font entendre. La victoire électorale du Front populaire, l’avènement d’un gouvernement à direction socialiste, c’est, d’après ces messieurs qui n’ont aucune pudeur à l’égard de la vérité, le commencement du chambardement général, de l’anarchie (…).

Il y a simplement des travailleurs honnêtes, réputés par leurs qualités professionnelles et qui depuis plusieurs années ont vu leurs salaires réduits à de multiples reprises. Ils ont connu tantôt le chômage complet, tantôt le chômage partiel. Leurs familles vivent au jour le jour, manquant bien souvent du strict nécessaire. Ils veulent des conditions plus humaines. C’est tout (…).

Non ! Tout n’est pas possible. Ce qui est possible et urgent, c’est la mise en route d’un programme de grands travaux, susceptibles de ranimer l’activité économique et de combattre efficacement le chômage. Ce qui est possible, ce sont des mesures de nature à revaloriser les produits agricoles.

Ce qui est possible, c’est la création du fonds national du chômage qui n’empiète pas sur les libertés et prérogatives communales et qui améliore le statut du chômeur. Ce qui est possible, c’est l’amnistie générale, c’est la création de la commission de moralité. Ce qui est possible, c’est l’arrêt immédiat des poursuites et des expulsions contre les paysans, les petits commerçants, les artisans, les chômeurs (…).

Non, non ! Il ne s’agit aucunement d’un « changement radical, à brève échéance de la situation politique et économique », comme l’écrit le camarade Marceau Pivert.

Non, non ! Marceau Pivert. Il n’est pas question pour le gouvernement de demain « d’opérations chirurgicales » et nous nous étonnons que pour aboutir à de telles formules, Marceau Pivert reprenne les calomnies de Doriot en racontant que les communistes agissent selon certaines considérations diplomatiques.

Tous ceux que le Front populaire a rassemblé pour le pain, la paix et la liberté se félicitent à juste titre qu’au cours de ces deux dernières années toutes les tentatives faites par nos pires ennemis et aussi par les trotskistes pour essayer de nous entraîner à des actes inconsidérés qui ne pouvaient manquer d’aboutir à l’éloignement du Front populaire d’une partie importante des petites gens, ont misérablement échoué.

Toutes ces tentatives se sont heurtées au bon sens des ouvriers socialistes et communistes, comme de toutes les masses laborieuses. Et nous avons poursuivi notre action dans l’ordre, le calme, la discipline.

Il faut cesser de livrer des armes aux ennemis et aux démolisseurs du Front populaire qui voudraient bien voir s’écarter de nous toute une masse de gens qui nous regarde avec beaucoup de sympathie, mais qui n’est pas encore prête à suivre dans notre action le même rythme que la classe ouvrière. »

Le 11 juin 1936, Maurice Thorez dira à ce sujet, dans son rapport à l’assemblée d’information des communistes de la région parisienne :

« Nous avons dit notre avis sur les méthodes de direction qui doivent s’inspirer de la démocratie ouvrière, ne pas engager les mandants sans en avoir référé aux ouvriers en grève. Nous croyons aussi qu’il faut faire appel aux forces nouvelles qui surgissent actuellement. Et s’il est important de bien conduire un mouvement revendicatif, il faut aussi savoir le terminer.

Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement. Tout le monde sait que notre but reste invariablement l’instauration de la République française des conseils d’ouvriers, de paysans et soldats. Mais ça n’est pas pour ce soir, ça n’est même pas pour demain matin.

Non, n’est-ce pas, camarades, toutes les conditions ne sont pas encore réunies pour le pouvoir des soviets en France. Je veux en indiquer une seule. Nous n’avons pas encore derrière nous, avec nous, décidée comme nous jusqu’au bout, toute la population des campagnes.

Nous risquerions même, en certains cas, de nous aliéner quelques sympathies des couches de la petite bourgeoisie et des paysans de France.

Alors ? « Tout n’est pas possible ».

Si le but maintenant est d’obtenir satisfaction pour les revendications de caractère économique, tout en élevant progressivement le mouvement des masses dans sa conscience et son organisation, alors il faut savoir terminer dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas été encore acceptées, mais que l’on a obtenu la, victoire sur les plus essentielles et les plus importantes des revendications.

Il faut savoir organiser, préparer l’avenir il faut savoir reprendre cette riposte que nous avons faite à Pivert quand il a écrit un article dans le Populaire « Tout est maintenant possible. »

Nous, et nous seuls, nous avons ainsi répondu « Non, tout n’est pas possible maintenant. »

Et le Journal des Débats, qui comprend parfois la politique de notre Parti, a dit : dans l’esprit des communistes cela veut dire tout n’est pas encore possible. C’est vrai. Nous ne devons pas risquer que se disloque la cohésion des masses, la cohésion du Front populaire. Nous ne devons, pas permettre que l’on puisse isoler la classe ouvrière. »

Le Parti Communiste Français ne portera pas outre mesure d’attention à ce renouveau du gauchisme, car ce qui compte pour Maurice Thorez, c’est de ne pas perdre le fil avec les radicaux.

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